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DELEYAMAN

Au plus profond de l’être

Dans le neuvième album du groupe, The Sudbury Inn, la musique de Deleyaman réussit à transpercer jusqu’au plus profond de l’âme. De “Spring song” à “Silent ship”, les 11 titres qui composent ce disque à la beauté immaculée sont autant d’invitations à un voyage intérieur à destination de nos mondes imaginaires, nourris de poésie et de rêverie mélancolique. Rencontre avec Aret Madilian, l’homme par qui tout est arrivé.

 

Entrevue

Bonjour Aret. On commence aux années 2000 au moment où tu crées Deleyaman, un nom qui fait directement référence à l’Arménie. Est-ce dû à un besoin de te reconnecter avec tes racines ?

« Quand on cherchait un nom pour le premier trio que j’ai fondé avec Béatrice Valantin et Gérard Madilian avec lequel je partage un nom de famille mais qui n’est pas parent, comme beaucoup de groupes qui se forment, on avait pas mal de choix. Mais Deleyaman ne faisait pas partie de ces choix parce que je voulais éviter tout connotation communautariste. Ce n’est pas du tout dans mon tempérament. Béatrice, qui n’avait pas l’historique de ce mot mais qui l’avait entendu lorsque Gérard jouait des morceaux traditionnels au duduk, nous a dit : « Il y a un mot que j’aime beaucoup, qui sonne bien à l’oreille, c’est deleyaman. » On s’est regardés avec Gérard et l’on s’est dit que l’on ne pouvait pas utiliser ce mot, tellement connoté… C’est comme si un groupe français s’appelait “La vie en rose”. Puis elle nous a convaincus sur le fait qu’il n’y avait pas de connotation pour quelqu’un qui n’était pas Arménien, que c’était juste un mot sonnant mystérieux et énigmatique. Il n’y a que les Arméniens qui connaissent l’histoire de “Dele Yaman”, ce morceau très ancien qui représente une sorte d’identité, un peu mélancolique et qui vient des plateaux caucasiens. Même si notre musique n’est pas arménienne – même s’il y en a des réminiscences à travers le souffle du duduk – on était convaincus qu’elle avait raison.

Tu en as parlé, tu utilises le duduk dans tes compositions, mais également des instruments peu conventionnels dans ce que l’on va appeler le rock. Comment amènes-tu ces instruments, plutôt classiques ou apparentés au jazz comme le saxo ?

Dans The Sudbury Inn, il y des instruments que je n’utilisais pas forcément auparavant, comme le sax tenor, la flute indienne ou le oud. Je suis parti du principe, que j’avais déjà appliqué au duduk, que si un instrument existe, il est contemporain. Allant à l’encontre de cette idée, pour moi erronée, que si un instrument a été créé il y a trois mille ans, c’est un instrument antique. Avec le duduk, par exemple, j’ai toujours eu une approche différente. Je le vois à travers le souffle de celui qui le joue. Exactement comme la guitare. Si tu la donnes à Clapton, Gilmour ou Hendrix, tu vas reconnaitre la différence. Pour le duduk, c’est la même chose. En fonction de qui le joue, si tu entraines suffisamment tes oreilles, tu feras la différence. Pour moi, l’instrument est la représentation de celui qui le joue. Que ce soit un saxo, une guitare, un duduk, une percussion, c’est vraiment la personne qui l’anime qui lui donne sa couleur définitive. Quand on a commencé à faire de la musique, le duduk faisait partie du line-up, et c’est devenu une habitude de composer avec cet instrument, et donc de le considérer comme contemporain. Concernant le saxo sur The Sudbury Inn, il y a eu une rencontre encore, celle d’Éric Plandé qui vient du jazz baroque et qui avait fait la première partie de Brendan Perry de Dead Can Dance pendant sa tournée solo en 2019. Éric, sachant que l’on connaissait Brendan puisqu’il avait contribué à notre album, nous a contactés pour que l’on se rencontre. On a enregistré quelques sessions, complètement libres. Je lui avais dit : « Joue ce que tu veux, je veux savoir qui tu es ». J’ai trouvé que sa sensibilité était très juste par rapport à ce que j’avais composé et j’ai dit à Béatrice « Je pense que le saxophone doit faire partie de ce projet. ». J’ai fait la même démarche avec Pierre Baillot pour le sax soprano car je pensais qu’il y avait également de la place pour cet instrument. Finalement, Artyom Minasyan a repris la suite de Gérard au duduk et j’ai invité Benoit Fournier comme batteur, toujours suivant le même processus.

Comment tu définirais ton processus créatif ? Tu es plutôt du genre à enregistrer tout ce qui te vient à l’esprit, ou as-tu une approche minimaliste, attendant d’avoir un canevas avant d’enregistrer ?

Je préfère l’approche minimaliste, c’est-à-dire que je n’enregistre pas tout. Au contraire je vais tourner avec 2 accords pendant des heures et des heures jusqu’à ce que je trouve la porte de sortie vers le troisième accord. Je ne garde seulement que ce qui me fait quelque chose. Je suis ma première audience, sans prétention. Si ça ne me fait rien, je ne peux pas le garder. Je ne peux pas te dire quelle est cette chose parce qu’elle dépend du moment : parfois tu cherches quelque chose qui te fait du bien, à d’autres moments tu cherches une agression, la douceur, le doute. Je mets des mots sur les sentiments, et je garde en fonction de l’efficacité vis-à-vis de ces sentiments. Je cherche jusqu’à ce que j’aie une structure claire qui permette de donner un canevas suffisant pour que Béatrice puisse venir et poser une idée de mélodie.

« Je cherche tout le temps ce point universel que nous avons tous en commun, au-delà de nos cultures, qui transcende toutes nos différences. »

Comment définirais-tu la musique de Deleyaman pour quelqu’un qui ne la connaitrait pas ?

C’est toujours une réponse changeante, je n’arrive pas à trouver un seul mot. Après je peux utiliser un très grand parapluie : cinématographique, même si je me rends compte que ce n’est pas forcément vrai. Beaucoup de personnes me disent que notre musique devrait être dans des films, si ce n’est qu’un film a besoin d’une musique qui ne prenne pas trop de place. Si j’écrase les images avec de la musique qui elle-même crée des images dans l’esprit de celui qui l’écoute, ça va contre l’image qu’il est en train de regarder… Je comprends ce que les gens veulent dire, mais il y a déjà trop d’images dans notre musique. En fait, la réponse à ta question est différente en fonction de la personne qui me la pose. Suivant si c’est juste une question de politesse ou au contraire lors d’une discussion approfondie, la réponse ne sera pas la même. Dans le deuxième cas, je dirais que c’est une musique qui nécessite de l’introspection. Quand j’écoute cette musique, j’ai envie d’aller vers l’intérieur, et pas forcément dans une déprime. Je cherche tout le temps ce point universel que nous avons tous en commun, au-delà de nos cultures, qui transcende toutes nos différences. Je voudrais que, que l’on soit Chinois, Français, Arménien, Blanc, Noir…, lorsqu’on l’écoute l’on se retrouve au même endroit. Nietzsche disait : « La musique, c’est l’émotion directe. ». Elle ne crée pas l’émotion, elle est l’émotion. C’est un peu ce qui se passe lorsque le duduk est très bien joué, l’effet est immédiat, sans qu’il n’y ait d’interprétation préalable de la chose. Ça va te sembler un peu new age, ce que je ne suis pas, mais c’est comme si l’instrument nous révélait notre humanité. La musique est un véhicule pour nous amener quelque part, et le voyage n’est jamais le même.

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On a parlé de cinéma. Tu as déjà eu une expérience dans le domaine, avec Fanny Ardant.

Oui. C’est une femme qui fonctionne à l’instinct. Elle m’avait appelé pour pouvoir utiliser certains de mes morceaux et comme je la connaissais à travers ses films, j’ai dit oui tout de suite. Lorsque l’on s’est rencontrés, elle m’a dit qu’elle écoutait notre musique depuis une dizaine d’années sans jamais avoir trouvé d’occasion pour pouvoir l’utiliser mais que là, pour son film [NdlR : Le divan de Staline (2016)], il y avait une opportunité d’autant plus que Gérard Depardieu qui jouait dans la production avait bien réagi en l’écoutant.

Par la suite, il y a eu un autre projet avec Fanny Ardant, autour de lectures…

C’était un risque à prendre dans le sens où à la fois notre musique et sa voix sont des signatures très fortes. Une fois qu’on s’est rencontrés autour du film, on aurait pu en rester là et se dire au revoir. Au contraire, on a continué à se donner des rendez-vous pour discuter et c’est Fanny qui un jour a dit que ça serait super de faire une lecture ensemble à condition de trouver un texte qui s’y prête. Je pense qu’elle a alors utilisé le mot tragique si je ne me trompe pas. En rentrant, j’ai raconté ça à Béatrice qui m’a dit : « J’ai un texte que j’adore, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier de l’auteur suédois Stig Dagerman ». Je l’ai lu et l’ai proposé à Fanny qui l’a trouvé parfait. À partir de là, j’ai eu l’idée d’un concert-lecture, en trois parties instrumentales composées pour sa voix entrecoupées de morceaux de la discographie de Deleyaman, en cohérence bien sûr avec le reste, c’est-à-dire autour de poètes que l’on avait déjà utilisés comme Verlaine, Éluard, Nerval, Daubigny. On a joué ce spectacle deux fois, une troisième est prévue le 13 septembre prochain à la Maison de la Poésie à Paris et nous donnerons ce concert-lecture le 4 octobre mais cette fois-ci avec Maruschka Detmers, à Saint-Valéry-en-Caux au théâtre Le Rayon vert lors du Festival Terres de Paroles.

Littérature et musique sont indissociables pour toi ?

Oui, absolument, comme le cinéma. Ce qui me plait beaucoup, comme pour le duduk, c’est de donner un nouvel écrin contemporain. Aucun de ces auteurs, au moment où ils ont écrit ces vers ou ces textes, ne se sont dits qu’ils étaient classiques. Ils étaient contemporains alors, c’est le temps qui passe qui les rend classiques. Pourtant des écrits même de 500 ans ont toujours une pertinence. Je les fais voyager dans le temps en les amenant dans le monde d’aujourd’hui, et tu te rends compte que ça résonne.

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Comment t’est venu le thème de The Sudbury Inn ?

Souvent je fais la musique avant les paroles, dans 99% des cas. Pour tester la possibilité des mélodies vocales, il me faut des textes. Je suis allé sur un site de poèmes, American Poems, qui est intéressant parce que, en plus du titre ou du nom de l’auteur, tu peux chercher via la première phrase du poème. C’est comme ça que je suis tombé sur Tales of a Wayside Inn, un livre écrit en 1862 par le poète américain Henry Wadsworth Longfellow. J’ai commencé à mettre les mots sur la musique et ça a parfaitement bien fonctionné.

Que raconte l’histoire ?

L’auteur est dans une auberge, pas très loin de Boston, avec 7 autres personnes dont le propriétaire et des personnages assez connus : le traducteur de Dante, un musicien, un poète, un théologien… qui se racontent leur vie. De là, il en a fait un recueil de poèmes. Tout ceci est basé sur une histoire vraie, même s’il est possible qu’il l’ait un peu romancée étant donné qu’il était professeur de littérature à Harvard. Cela m’a bien plu parce que nous aussi, nous étions 7 pour cet album.

Finalement, qu’as-tu pris de ce recueil pour le disque ?

Je me suis inspiré de ses poèmes pour trois morceaux. Pour le reste, j’ai pris Verlaine, Emily Bronte, Paul L. Dunbar, un poète afro-américain du XIXème siècle, Sara Teasdale et John Brereton. Ce qu’ils ont tous en commun, ce sont des impressions, des moments de vie, tous en rapport avec la nature. Donc très vite, le concept de l’album est arrivé : il faut que ce soient des histoires racontées, mais racontées dans un lieu. D’où le titre qui est la contraction du nom de l’auberge et de la ville dans laquelle elle était, Sudbury.

On a évoqué Brendan Perry précédemment. On vous rapproche souvent de Dead Can Dance, ça a été une influence musicale ?

Je sais, mais non, ça n’a pas été une influence au début. Quand j’avais un groupe de post-punk à Los Angeles dans les années 80, j’étais plus à l’écoute des Stranglers, Wire, Joy Division, The Cure, Magazine, OMD, Simple Minds, Cocteau Twins. À l’époque, j’écoutais des morceaux de Dead Can Dance, mais sans savoir que c’était eux, je n’ai fait le rapprochement que beaucoup plus tard. En revanche, à partir du moment où j’ai commencé à lire des choses dans lesquelles on nous comparait à Dead Can Dance, là j’ai tout écouté, y compris les albums en solo de Brendan Perry. Donc, il est possible que cela m’ait influencé dans la production pour le deuxième ou troisième album. J’ai un côté éponge. Quand Brendan m’a contacté en 2015, on est devenus amis assez rapidement. On se rendait visite mutuellement et un jour où je lui faisais écouter des démos de l’album The lover, the stars and the citadel de 2016, il m’a proposé de participer en tant qu’instrumentiste sur certains titres. Un peu plus tard, il m’a demandé s’il pouvait reprendre un de nos morceaux pour la tournée Dead Can Dance de 2019. J’en étais bien évidemment plus qu’honoré. Il a également participé à notre album Sentinel en 2019.

« On est dans un monde de playlists, pas un monde d’albums. »

Après 23 ans et 9 albums, tu ne te dis pas parfois que tu mériterais d’être plus connu ?

Je ne me dis pas « Je mérite d’être plus connu ». Malgré tout, si je n’en faisais pas partie, je me dirais sûrement que c’est étrange que ce groupe ne soit pas plus connu que ça. Parce que je ne pense pas que ça soit une musique si difficile que ça. Quand tu écoutes bien, c’est une musique facile à écouter, on ne torture pas les gens avec des accords impossibles. Ce n’est pas du Franck Zappa. J’aime beaucoup Zappa mais je comprends qu’on puisse ne pas l’aimer parce que c’est compliqué, ça demande un effort pour rentrer dedans. Ce qui est difficile, ce n’est pas la musique mais la disponibilité à la musique. Ma génération a l’habitude de rentrer par une porte et de sortir par une autre. Aujourd’hui, le temps de concentration est réduit tous les jours. On est dans un monde de playlists, pas un monde d’albums. Ce changement a un impact. Des morceaux de 6 minutes qui nécessitent une ouverture à l’émotion, à l’introspection, ne sont peut-être pas représentatifs de notre humanité d’aujourd’hui. C’est plus un problème sociétal que musical. Je suis persuadé que si tu plaçais notre musique dans les années 70, 80, 90, nous serions plus connus.

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Quels sont les projets ?

Nous avons trois concerts programmés près de chez nous à la rentrée. Mais surtout, je vais prendre le temps de l’été pour organiser de nouvelles dates de concerts, ce qui va me demander beaucoup d’énergie. Notre site est toujours à jour avec les dates à venir. »

Entrevue : Xavier-Antoine MARTIN

Photos : Renaud de FOVILLE

Chronique

The Sudbury Inn – Autoproduit

Les premiers arpèges de “Spring song” suffisent à comprendre combien ce disque est chargé d’émotion, d’une émotion bienveillante à la rare faculté de pouvoir réveiller des souvenirs sur lesquels il n’est pas toujours nécessaire de mettre des images tant leur seule convocation suffit à atteindre une sorte de béatitude. En 11 titres plus beaux les uns que les autres, parce que sans aucun doute toujours porteurs de cette âme qui a animé leurs compositions, Deleyaman offre ce qui est certainement l’un des disques les plus émouvants qui soit, rappelant parfois les atmosphères d’un Nick Cave de la période Ghosteen (“Moment of peace”), et magnifiant les sublimes textes des poètes, tantôt en anglais ou en français (comme le merveilleux “La saulaie”, tiré d’un poème de Verlaine). Du bonheur à l’état pur.

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