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SIERRA

Saine colère

Une tournée mondiale en première partie de Carpenter Brut a permis l’année dernière à la musique de Sierra d’étendre son audience, après avoir éveillé l’intérêt des amateurs de musique électronique sombre au fil de cinq EPs. Dans l’univers parfois très balisé de la synthwave, la Parisienne impose un style personnel, aussi mélancolique et sensible qu’énergique et dansant. Une singularité confirmée par son beau premier album, A story of anger.

 Crédit : Bruno Julliard

Tu as publié cinq EPs avant ce premier album. Était-ce important pour toi de prendre le temps de façonner patiemment ton style sur des formats courts ?

Oui, les EPs sont moins engageants, coûtent moins cher et permettent de tester plusieurs choses, de voir ce qui marche ou non, ce qui nous plaît. Ils m’ont permis de peaufiner mon style et d’avoir le temps d’exploiter les morceaux sur scène pour voir ce que j’avais envie d’y proposer.

Ta musique s’inscrit en partie dans le style synthwave. Quels sont les artistes qui t’ont donné envie de te lancer dans la musique électronique ?

Les premiers artistes qui m’ont beaucoup touchée furent Justice, Gesaffelstein, The Toxic Avenger et Vitalic, donc pas des gens qui faisaient de la synthwave. J’ai eu connaissance de cette scène plutôt dans les années 2010. Perturbator, je l’ai connu très tard. Je ne connaissais pas vraiment ni lui ni Carpenter Brut avant de composer mon premier EP. Finalement, aujourd’hui, je me retrouve sur des scènes avec eux, mais, à la base, ils ne faisaient pas partie des artistes qui m’inspiraient.

Ton style a évolué dès tes débuts, entre ton premier EP, Strange valley, qui était très marqué par la synthwave, et le suivant, Gone, qui était beaucoup plus personnel et émotionnel…

Le premier EP était un premier essai, un premier jet. Il faut se lancer et c’est forcément moins abouti, moins personnel et moins travaillé, parce que l’on débute. Aujourd’hui, quand je rouvre mes projets sur Ableton de ces morceaux, je m’aperçois que je me suis bien améliorée sur plein d’aspects, notamment techniques, parce que je me rends compte que je ne maîtrisais pas grand-chose. Il y a donc eu une évolution sur ce plan et puis ce premier EP n’était pas personnel parce que je m’étais inventé une histoire, un univers avec une vallée mystérieuse, des oiseaux à deux têtes, un désert à la Mad Max et une sorte de BO qui servait à transcrire cet univers. Pour Gone, l’approche fut différente. Elle était réfléchie, mais pas de la même manière : je n’avais pas d’univers visuel, d’histoire ou de tableau clair en tête, mais plus des intentions émotionnelles. J’avais davantage envie d’être à l’écoute de mes émotions et de faire quelque chose qui traduisait ce que je ressentais à un moment donné.

Cette évolution se remarque aussi sur un aspect précis : ton chant auquel tu as progressivement accordé de plus en plus de place, jusqu’à cet album où il est très présent. Qu’est-ce qui t’a motivée à l’inclure davantage ?

Dans mes anciens projets musicaux, j’ai toujours chanté, utilisé ma voix, parce que je trouve que c’est le seul instrument vraiment personnel que l’on ait, donc autant l’utiliser pour marquer un peu son identité. Sur mon premier EP, j’ai utilisé ma voix sur deux pistes je crois. C’était quelque chose qui me plaisait mais qui restait très discret, ce n’était pas mis en avant et, finalement, c’était ce qui plaisait le plus aux auditeurs, donc je me suis dit : « Autant y aller alors ! » De plus, quand j’ai commencé ensuite à faire de la scène, je me suis rendu compte que c’était quand je prenais le micro que j’arrivais vraiment à accrocher l’attention du public et à défendre quelque chose. Cela m’a donc donné envie d’aller plus loin dans cette direction et c’est vrai que, maintenant, le chant occupe beaucoup de place sur les morceaux.

En parallèle de cette place gagnée par le chant, les morceaux de cet album ont un format beaucoup plus « chansons » qu’avant. Était-ce également une évolution volontaire ?

Oui, ça n’a pas forcément été facile d’arriver à ce constat-là, parce que chanter est vraiment différent de parler sur des beats comme j’avais tendance à le faire. Ce n’est pas le même engagement, il y a une vraie mise à nu quand on chante, qu’il n’y a pas quand on se cache derrière juste des mots. Dans un style un peu dansant, techno, c’est facile de dire ce qu’on veut, alors que sur un format presque piano-voix comme je le fais sur scène en ce moment, ce n’est pas évident. Donc, déjà, il a été difficile d’oser le faire. De plus, c’était une envie que j’avais depuis un moment mais je ne savais pas comment lier des morceaux dark et un peu clubbing à un format un peu plus « pop ». Il fallait trouver du lien entre ces différents éléments et j’espère avoir réussi à trouver un style qui le permette.

Ta musique est justement marquée par un très bon équilibre entre une énergie, une teneur très dansante et des passages beaucoup plus mélancoliques et profonds émotionnellement.

Oui, je tiens énormément au fait d’avoir des musiques différentes mais qui soient liées par une esthétique commune. C’est même l’aspect auquel je tiens le plus sur mon projet. J’éprouve beaucoup de plaisir à faire des choses différentes : des morceaux atmosphériques comme “Traum” qui est très atmosphérique et mélancolique et qui n’a rien à voir avec un morceau comme “In my veins” qui est vraiment percussif et porteur d’une rage. J’aime bien les projets musicaux qui arrivent à osciller entre des choses très posées et des choses énervées. Carpenter Brut le fait très bien, tout comme The Toxic Avenger qui m’a beaucoup inspirée sur cet aspect. Gesaffelstein aussi peut avoir des trucs hyper énervés et puis, derrière, trois pauvres synthés qui réussissent à nous prendre aux tripes avec quatre notes… J’aime les projets qui ont des dynamiques différentes comme cela.

Les deux plus grands noms du style synthwave en France, Perturbator et Carpenter Brut, viennent tous les deux du metal, ce qui n’est pas ton cas. As-tu pratiqué d’autre styles avant de te tourner vers les machines ?

Oui, eux viennent du metal et moi, je viens de la folk. J’ai pendant longtemps utilisé tambourin, ukulélé et harmonica. C’était ma manière de m’exprimer parce que je ne savais pas comment le faire autrement, ce n’était pas forcément un choix délibéré. J’aime bien la folk, mais ça ne me passionne pas non plus. En tout cas, effectivement, je ne viens pas du tout du metal, ce n’est pas un genre que j’écoute ni qui m’a influencée dans ma vie, donc cela m’amuse de voir qu’aujourd’hui, je suis souvent sur les scènes metal et que je suis écoutée par des métalleux qui me parlent de groupes qui sont apparemment énormes et dont je n’ai jamais entendu parler !

Ton album a pour fil directeur la colère, un thème que tu avais déjà abordé dans l’EP Gone. Qu’est-ce qui rend cette émotion si intéressante à tes yeux ?

Oui, il y avait un peu ce sujet dans Gone, mais ce n’était pas aussi assumé. Ce qui m’intéresse, ce sont les émotions extrêmes que l’on peut ressentir en tant qu’humain. Je trouve que la colère est une émotion intéressante parce qu’elle est trop souvent refoulée, mise de côté et on en a une vision très négative alors qu’elle est une émotion essentielle pour se remettre en question et pour remettre en question les éléments de notre quotidien. Aujourd’hui, on arrive un peu à dire que c’est bien de pleurer, qu’il faut pleurer, mais on ne dit pas aux gens qu’il faut s’énerver, alors que la colère nous sert à réagir. Si l’on est en colère, c’est que quelque chose nous a déplu. J’ai souvent refoulé mes émotions dans ma vie et je me suis sentie beaucoup mieux à partir du moment où je me suis dit : « C’est totalement légitime de me sentir en colère et je vais essayer d’en faire quelque chose. » Je fais cependant attention au terme « colère », parce qu’il est souvent associé à la violence et que je ne veux pas que l’on pense que je fais un appel à la violence, ce n’est pas du tout l’idée. Je voulais vraiment que les gens soient à l’écoute de leurs émotions et ressentent une envie de se dépasser. Ce qui m’intéresse dans la colère, c’est l’émotion primaire que l’on ressent tout de suite quand on est énervé par quelque chose : on a souvent envie de se défendre, de se dépasser et c’est ce qui m’intéresse, ce moteur qui pousse à se battre suite à quelque chose qui nous a déplu. Cette rage peut être tellement puissante et très positive.

Texte : Jessica Boucher-Rétif

Photos : Bruno Julliard

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