Rechercher
Fermer ce champ de recherche.

Gonzales & Camille


… dégivrent la pop

Loin des débâcles discographiques et des surgelés pour radio, ils sortent “Music hole” et “Soft power”, deux albums enthousiasmants, où sans qu’il n’y paraisse, l’attraction des corps croise avec l’intime. Tous deux sondent leur enfance musicale. Le gospel, la soul et les chants primitifs pour l’une ; la variété synthétique du début des 80’s et les chanteurs-pianistes comme Barry Manilow pour l’autre. Preuve, s’il en faut, que la lave coule sous la banquise. Rencontre de deux exigences, entre instinct et cartésianisme.

Paris sous le crachin, un lundi matin. Rendez-vous donné à 9h, autant dire à l’aube ! Heureusement, l’ambiance “chic et sexy” de l’hôtel Kube, avec ces canapés en fourrure et ces fauteuils-bulles, nous replonge dans la chaleur ouatée de la couette. Dandy gominé, pull col en V, les yeux encore encombrés de sommeil, Gonzales attend. Camille se fait désirer. Elle arrive désolée et emmitouflée. Thé vert pour l’une, café noir pour l’autre. Canada / France, match au sommet et première rencontre pour les deux artistes qui se sont croisés sur un festival suisse sans oser s’aborder. Ils sympathisent, plaisantent, s’échangent des conseils. Les différences apparaissent avec la complicité. Prélude d’un ping-pong autour de la création et de la pop.

Vos nouveaux albums s’ouvrent sur des titres très entraînants, très dansants, qui parlent au corps. Est-ce un élément important de votre inspiration ?

Gonzales : Je ne danse jamais. Je ne m’exprime pas trop avec mon corps. Et surtout, je ne crois pas en l’inspiration. J’essaie de faire de la musique tout le temps. J’évite ainsi de mettre la pression sur l’acte “sacré” de la création. C’est dans l’oreille de l’auditeur que l’inspiration se passe. En plus, pour ma génération, la musique sur laquelle on danse est beaucoup moins festive que celle que l’on trouve sur “Gospel with no Lord” (NDR : l’ouverture de l’album de Camille) ou “Working together”, sur mon album.

Camille : Moi, je fais beaucoup de danse par contre. Le rapport entre le son et le mouvement m’intéresse beaucoup. J’ai donc fait ce choix du travail sur ma voix, et par définition sur l’instrument de la voix, c’est-à-dire le corps. Je ne tente plus de parfaire ma technique au piano, mais de développer la connaissance de mon propre corps, et du mouvement. La pratique de la danse a influencé ce dernier album : je voulais faire quelque chose de joyeux et d’ouvert, plutôt que dancefloor, même si il y a des clins d’œil au disco.

G : “Solo piano” (NDR : le précédent album de Gonzales) peut être considéré comme un album dansant. Il ne faut pas limiter la danse aux morceaux up-tempo, des claps, des claquements de doigts ou des grosses caisses qui marquent le rythme.

C : Pareil pour le mouvement. Il ne faut pas le réduire à un truc de clubbing. Je travaille actuellement sur les chants religieux et l’important c’est de chercher les rapports entre le son, le mouvement et le geste.

Est-ce à dire que la musique est nécessairement un laboratoire ?

C : Oui ! C’est forcément exprimer quelque chose que tu as dans la tête et qui n’est pas dans l’air du temps. Je n’écoute pas de hip-hop, mais je suis influencée par ces mecs avec leur subwoofer à fond, dans leur voiture. Du coup, ça m’a donné envie de travailler sur des subs. Pas de style particulier donc, juste des éléments qui me touchent et qui m’imprègnent.

G : C’est la différence entre entendre et écouter. Les artistes qui ont une musique personnelle sont plus dans l’entente que dans l’écoute. L’écoute, c’est chercher quelque chose. Quand je dis que l’inspiration n’existe pas, je veux dire que l’inspiration active n’existe pas. Quand tu cherches, que tu attends, que tu mets une pression sur l’acte “sacré” de la création, c’est généralement que tu n’es pas sûr de ce que tu veux faire ou dire. En réalité, la création est plus liée à l’inconscient ou à une passivité d’entente.

C : Ton corps retient ce qui lui correspond, ce qui y pénètre naturellement. Il n’est pas dans une démarche volontaire de copie ou d’assimilation. Moi, je m’imprègne et je laisse les choses se décanter. Un disque n’est que le témoin d’un moment de ta vie. Ca ne sert à rien de se dire : “Je veux faire un disque dans ce style-là”. C’est à la fois un exercice mental et spontané. Corps, esprit, émotions… c’est l’expression de l’être humain en entier.

Selon vous, pourquoi faites-vous figures d’ovnis ou de fous ?

G : Il y a une époque où nous serions passés pour des conservateurs, pour des artistes conformistes. C’est juste une réaction aux mythes auxquels croient les musiciens de notre génération : notre démarche paraît plus originale par rapport à eux. En fait, j’ai une approche très conservatrice : je suis les règles musicales que l’on m’a inculquées. Je ne suis pas en train de chercher quelque chose de nouveau dans la musique, mais une manière d’exprimer ma personnalité, mes défauts et mes contradictions. Je mets de l’humour sur des mélodies mélancoliques et pour certains, c’est bizarre ou inattendu. Mais, c’est juste moi ! Les musiciens qui font de la musique mélancolique essaient d’avoir une image plus sensible. Mais je n’y crois pas et surtout, je ne le suis pas !

C : Et être fou, qu’est-ce que c’est ? Ca veut dire qu’à aucun moment, tu n’es maître de ta créativité, de ton énergie ou de ta violence. La musique est incompatible avec ce manque de maîtrise. A partir du moment où il y a création, il y a expression et donc, on n’est plus dans la folie. Peut-être serais-je folle si je n’avais pas la musique…

Votre folie, c’est peut-être, sans verser dans l’impudeur, de beaucoup vous dévoiler dans vos albums, de révéler toutes vos facettes ?

C : On n’a pas peur des contradictions. Mais est-ce cela la folie ? Je ne crois pas. Pour moi, la vie, c’est accepter les contraires. La folie, ce serait plutôt être puriste, intégriste, vouloir que tout soit pareil. Mais être dans la contradiction, c’est plutôt sain et ça me permet d’être très heureuse.

G : Supprimer les contradictions pour faire un tube, voilà la folie ! Parfois, je rencontre des artistes dont la musique m’endort et je découvre qu’ils ont d’autres facettes, des contradictions. Et je me dis : “Mais pourquoi je ne les entends pas ces contradictions ?”. Voilà la folie : avoir de la matière pour “entertainer” les gens et ne pas s’en servir ! That’s crazy !

Tous les deux, vous portez une très grande attention à mettre en scène votre musique…

C : La pop, c’est plus que des chansons. C’est une globalité, un univers, un esprit autour des chansons. Je sélectionne et j’arrange les chansons en fonction de cette couleur musicale. C’est pour ça que je m’attache beaucoup à la production.

G : Pour moi, c’est une évidence : il ne faut négliger tous les à-côtés de la musique. Pendant des siècles, les artistes l’ont fait. Il y a le contenu, la musique, mais aussi le contenant, dont il ne faut pas se foutre. Respecter la musique, c’est aussi trouver son équivalent visuel, scénique et même philosophique. Ne pas le faire, c’est nier la communication. Ne pas construire un univers autour d’un album, c’est une insulte faite au public.

C : Si tu ne fais pas ce travail-là, on le fait à ta place et tu deviens un produit marketing. Et tant mieux d’ailleurs : ça nous oblige à le faire. Je ne pense pas que Mozart se prenait la tête sur des couvertures de disques… (Rires)

G : Oui, mais il se prenait la tête pour savoir comment il allait se comporter à la Cour, comment il allait faire son entrée… D’ailleurs, son pote Salieri n’a pas fait ce travail de recherche. Il n’a pas osé. Il a fait la même chose que Mozart, mais il n’a pas construit d’univers autour de sa musique. Il pensait que la musique suffisait. Peut-être respectait-il trop l’acte de création pour le salir avec ces questions. Résultat : les gens se sont fait une image fausse de lui, celle d’un conformiste. Tout ça à cause de son manque d’audace.

Le français, l’anglais, ce sont des matières sonores indifférenciées ?

G : Pas du tout. Moi, je n’oserai jamais enregistrer en français parce que j’ai un accent quand je chante, et que pour moi, chanter ne peut pas correspondre à ce manque de maîtrise. [S’adressant à Camille] Mais toi, tu chantes sans accent, ton lead est souvent en anglais. Et quand tu chantes en français, c’est toujours plus détaché. C’est plus comme un chœur grec…

C : Sur “Le Fil”, j’avais en tête cette idée de chœur qui commente l’action. L’anglais est, selon moi, plus dans la spontanéité et le français reste la langue de mes études, de l’analyse et des nuances. Et aussi de mon inconscient. L’anglais permet d’aller droit au but, d’aborder des sensations plus viscérales, à la fois les plus élémentaires et les plus profondes, plus universelles : “I love you”, “I am hungry”… La pop anglaise a cette possibilité de faire sonner les mots les plus simples, contrairement au français. Regarde toute la musique noire américaine : “I will survive” c’est très simple, et en même temps, hyper puissant. Tout part de l’intention !

G : Ou “Staying alive”…

C : Oui, toute la tension y est tellement incarnée. En français, pour que ce soit incarné, tu dois raconter quelque chose. En revanche, le français tire sa force des sons, avec des consonnes, idéales pour le drame ou le réalisme à la Piaf. Quand elle chante, elle s’appuie sur les consonnes. Elle s’enracine. En plus, il s’agit d’une langue latine parfaite pour adapter par exemple, un standard brésilien, grâce à toutes les consonnes percussives et fricatives. L’anglais, c’est plus du chewing-gum. Tu peux te mettre en bouche les voyelles et les faire durer des heures.

G : Quand j’enregistrais, il y avait dans le studio un chanteur français de R’n’B. Parfois, entre deux prises, je l’entendais chanter et je n’entendais que son accent français. Rien que son “Oh oh” sonnait faux. C’est pénible de vouloir plaquer l’anglais sur le français. L’inverse, aussi. Sur l’album “Monsieur Gainsbourg” par exemple, ils ont traduit du Gainsbourg en anglais ; ce n’était pas terrible !

C : Tu ne peux pas traduire des mélodies parce qu’elles sont indissociables d’une langue. Le problème de la pop actuelle, c’est qu’elle se calque sur la pop anglaise. Du coup, on pense que l’allemand ou le français ne sont pas des langues musicales.

G : Et Schubert, ça sonne mal ? (Rires)

C : Toutes les langues génèrent un imaginaire, des rythmes, des mélodies. Pour le titre “Music hole”, j’ai fait le choix de l’exactitude de la prononciation. Je voulais faire des chansons qui, comme des standards, racontent des histoires qui puissent vous embarquer. D’ailleurs, mon coréalisateur MaJiKer est anglais, et quand ça n’allait pas, il me le signalait. En revanche, dans “God is sound”, ce qui m’a intéressé, c’est le travail des sonorités. Mon propos, ici, n’était pas d’être dans l’exactitude.

Alors, quel rôle joue la spiritualité dans la création ?

C : En fait, je déteste parler de spiritualité ; c’est très intime et ça peut très vite être galvaudé. Mais à propos de la musique et de la voix en particulier, il y a effectivement une vibration assez cosmique : ça part en soi, se diffuse dans un lieu et atteint les autres. La musique relie au monde.

G : Camille ayant une approche scientifique de sa voix, peut-être y trouve-t-elle quelque chose de mystique ? Moi, c’est l’inverse : j’ai une approche scientifique de la musique, je me concentre sur l’harmonie…

C (l’interrompant) : C’est un truc incroyable, l’harmonie ! Ce sont des lois qui nous dépassent totalement !

G : La mélodie, c’est extrêmement cérébral. Le rythme, plus corporel. Et l’harmonie joue sur les émotions. C’est ce qui a le plus de pouvoir. C’est le plus dur à quantifier et à maîtriser. Comme j’ai longuement étudié les harmonies, j’y vois peut-être moins de mystère que Camille. En revanche, comme je ne maîtrise pas le chant et que le son de ma voix est plus instinctif, j’ai un rapport plus mystique avec les mots que je chante. Et l’effet sur le public est tout aussi mystérieux. C’est ce qui donne du pouvoir à la musique.

Et le pouvoir vous intéresse ?

G : Bien sûr ! C’est la raison pour laquelle je fais de la musique. J’ai besoin d’exercer ce pouvoir ; c’est dans mon caractère. Ce qu’il y a de bien dans la musique, c’est que les gens viennent à tes concerts et paient pour que tu exerces ton influence sur eux. Ils veulent être manipulés. C’est beaucoup moins dangereux ainsi que si j’avais été homme politique…

C : Dans la musique, le pouvoir n’est pas qu’en toi. Tu es un médium. Même si tu maîtrises tout sur scène, tu jouis tout de suite des effets de ce pouvoir sur le public. Tu as un retour immédiat. C’est hyper épanouissant.

G (avec un fort accent québécois) : Ca tue sa mère, Crisse !

Samuel Degasne & Sylvain Depée
Photo: Nicolas Messyasz

“Soft power” – Mercury –

“Music hole” – Virgin –

ARTICLES SIMILAIRES