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Alain Bashung


C’est comment qu’on crée ?

Acte gratuit, généreux, Alain Bashung nous reçoit à son domicile, hors promo, pour disserter de sa carrière et de son rapport à son art. On l’avait quitté sur un ombrageux “L’imprudence”, il nous apparaît apaisé, disponible, toujours empreint d’envie. Un appétit à partager, ici et maintenant.

A l’aune de ses albums, il n’existe pas un, mais des Bashung. Artiste caméléon empli de mystère(s), l’homme a connu plusieurs destinées artistiques selon les décennies : les tentatives avortées de s’imposer dans les sixties, un premier album renié en 77 (“Roman-photo”), le rocker perfecto de “Gaby”, des années 80 synthétiques alimentant une nouvelle vague fondatrice, un retour “Osez” aux origines du blues, enfin trois albums (“Chatterton”, “Fantaisie militaire”, “L’imprudence”) qui l’ont hissé au sommet de l’exigence et de l’unicité. Bashung est devenu un maître étalon de la création, une référence suscitant respect et admiration, tout en conservant une aura de chanteur populaire, entretenue à grands coups de tubes non formatés. Quelque soit son degré d’accoutumance, on aime Bashung entre paradoxe et évidence. Trente ans que dure cette histoire d’amour. Trente ans que Bashung “Malaxe” les mots, les sons, les talents. Les siens, mais aussi ceux d’auteurs, de musiciens, d’ingénieurs du son, venus d’ici ou d’ailleurs. Pourquoi chercher une raison promotionnelle à le rencontrer, quand seul le plaisir se justifie. Cela ne comble en rien l’attente du prochain album, mais c’est un bonheur que de l’entendre se raconter. Dis Alain, c’est comment qu’on créé ?

Qu’avez-vous retiré de la série de concerts donnés ces derniers mois dans le cadre des “Aventuriers” (tournée avec Richard Kolinka, Jean-Louis Aubert, Raphaël, Cali, Daniel Darc, etc.), de l’invitation lancée par la Cité de la Musique ou de l’inauguration de la salle Pleyel ?

Les “Aventuriers”, c’était le plaisir de faire une tournée ensemble et si ça rapportait de l’argent, de le donner à des associations. Le lien, c’était de se présenter en tant que fans qui interprétaient leurs premiers chocs musicaux. Ceux qui nous ont poussés un jour à prendre une guitare ou à faire le clown devant une glace. Soit, la musique anglo-saxonne. Car la chanson française à l’époque, on la voyait un peu comme un meuble. Il y avait bien des chansons qui nous touchaient, mais ce n’était pas comparable au choc reçu à l’adolescence par l’arrivée du rock. Tout le monde avait donc des hommages ou des madeleines à raconter. Ca a été une semaine très dense où l’on a fait quasiment que des Zénith. L’opposé de Pleyel et de la Cité de la Musique… C’est une chance fabuleuse que de pouvoir passer de l’un à l’autre ! Avec “Les Aventuriers”, nous étions dans une dynamique de gros spectacle, très extériorisé, populaire. Les autres salles me permettaient de raconter mes côtés un peu plus biscornus, mes tentatives de recherche… que j’espère ne jamais trouver afin de continuer à chercher. Cela implique un rapport plus intime avec le public et d’autres possibilités. Par exemple, j’ai pu jouer plusieurs titres du dernier album avec des atmosphères et des tempos qui ne sont définis… presque que dans ma tête ! Avec des silences : chose inenvisageable dans une grosse salle.

Qui vous a rejoint alors sur ces spectacles ?

Pour la Cité de la Musique, j’avais dans l’idée d’inviter le plus de guitaristes possible qui m’avaient aidé à faire mes albums. Donc un soir, je me suis retrouvé avec Arto Lindsay, Link Wray, Sonny Landreth et Rodolphe Burger bien sûr, mon ami Alsacien… J’avais envie de raconter ce qui m’a construit : les musiques que j’ai aimées, ceux qui m’ont aidé. Par exemple, à l’époque où j’ai connu Arto Lindsay, il devait être avec Lounge Lizards. Je découvrais là des disques fabuleux. Alors qu’il venait du punk expérimental, d’un seul coup il faisait de la musique brésilienne aux harmonies très complexes. Il a parfois mélangé les deux ; c’était à tomber. J’entendais là la musique du XXème siècle ! Sinon, il y avait aussi des garçons que j’adore comme Christophe, Dominique A, ma compagne Chloé Mons bien sûr, avec qui j’ai fait “Le Cantique des cantiques”. Car on est aussi passé par du sacré. Ca avait sa raison. Cette notion me paraît intéressante à souligner. Ces problèmes de religion et d’identité sont encore difficiles à conjuguer. Or chacun peut avoir ses choses sacrées ! Je n’aborde pas le sujet pour prétendre répondre à une question. En revanche, la poser m’intéresse. En faisant “Le Cantique”, on psalmodie un texte qui est profane pour les uns, sacré pour d’autres. Ce n’est pas une chose admise. Ce texte a à voir avec la sensualité. Or dans la Bible, on ne parle pas de plaisir charnel. Peut-être que si on l’avait fait, on n’aurait pas besoin du porno ; ça aurait été réglé. Mais là, on parle encore du plaisir comme d’un truc qui nous travaille, qui n’est pas naturel… Et puis “Le Cantique”, avec cette boucle de guitare jouée par Rodolphe, offre une expérience musicale qui rejoint la musique répétitive. J’en ai beaucoup écouté à une époque : Steve Reich, Moondog, toutes ces musiques qui racontent une notion de temps, d’infini…

Précédemment, vos dernières tournées se nommaient “Confessions publiques” et “La tournée des grands espaces”, deux appellations antinomiques… Quelle est votre approche de la scène ?

C’est déjà le besoin de me déplacer, de ne pas rester figé. J’aime la musique répétitive, mais j’ai beaucoup de mal à répéter des choses que j’ai déjà racontées. Pour la “Tournée des grands espaces”, j’avais fait appel à Dominique Gonzalez-Foerster pour réaliser un film montrant un inconnu errant à travers le monde. Pour moi, c’était une sorte d’illustration de ce qui peut se passer dans un cerveau, des voyages de l’imaginaire. Pour “Confessions publiques”, je me basais sur la teneur des mots. L’intention était de dire : “J’ai plus ou moins réussi à faire quelques chansons. C’est ce que je peux faire de mieux. Je me suis livré profondément dans ces chansons parfois biscornues et je ne peux pas aller au-delà.” Il y a des artistes qui sont plus limpides que moi. Mais est-ce qu’ils vont chercher dans ces méandres-là, je n’en suis pas sûr… J’ai essayé, quitte à me perdre des fois. Mais aller plus loin ; l’on cognerait à la paroi de l’estomac ! Maintenant, il existe des petites caméras que l’on vous met dans le ventre, mais vous ne verrez peut-être pas un estomac, vous aurez l’impression d’être sur Mars. Ca donne tout de suite un film de science-fiction, pas un film d’intérieur !

Vous avez fait de grands succès populaires, mais qui ne reflètent pas votre répertoire. Comment les gens vous abordent-ils dans la rue, comme un chanteur populaire ou un artiste à l’univers plus complexe ?

Il y a ceux qui ne connaissent que quelques titres, (c”), et d’autres qui connaissent parfaitement certains albums, jusqu’à la petite chanson planquée… Je trimbale une sorte de truc assez bâtard. Pour certains je suis plutôt populaire, pour d’autres un artiste marginal. Ca peut être fabuleux et fatigant. Pas pour les gens que je croise, mais pour moi. Je me suis retrouvé à Pleyel, premier artiste de variétés à jouer après des compositeurs comme Beethoven… C’est trop d’honneur. En même temps, jouer “Gaby” à Pleyel, c’est de l’ironie pour moi ! Je me souviens lorsque j’essayais de démarrer, je n’associais pas l’idée de faire un disque à une notion de qualité. Mon envie, c’était le contre-pied. Mon rêve, c’était d’être discutable. J’ai réussi parfois… J’aimais des artistes comme ça, qui étaient capables de se montrer brillants, tout en maniant l’humour avec sérieux. A un autre niveau bien sûr ! Frank Zappa par exemple, ce n’est pas seulement sa musique qui m’intéressait, mais toute son attitude. Parce qu’à l’époque, le virtuose se devait d’être sérieux. A côté de ça, j’aimais des artistes qui pour moi n’étaient pas contestables : des voix comme Ray Charles, des compositeurs comme Baccara, Carlos Jobim… Ensuite, il y a eu des types comme Dylan. Sur ses premiers disques, j’avais l’impression qu’il chantait comme un salopard, n’importe comment, avec l’air de s’en foutre. Mais justement, c’était génial ces valeurs qui basculent ! J’ai essayé de raconter ces nuances-là : être touché par un truc qui a l’air pourri, se méfier de la beauté pure… J’avais parfois les idées en tête, mais comment conduire concrètement ces chansons, avec ce rêve-là ? Comme je suis à moitié autiste, je me suis fait aider de paroliers. Chacun a fait au moins une cinquantaine de chansons… avant que je ne les fatigue, ou inversement. On cherchait à avancer sans cesse, ne croyant pas du tout en une recette toute faite.

Toutes vos influences sont anglo-saxonnes. Mais peut-on vraiment échapper à sa propre culture ? Vous-même, ces dernières années, avez repris Brel, Ferré, Christophe, Nino Ferrer

Quand j’étais gamin, Brel me faisait peur. Je comprenais très bien ce qu’il disait, mais je n’avais pas assez de vécu pour saisir le degré de douleur. Je l’ai redécouvert par Scott Walker. Mort Schumann l’avait traduit pour un spectacle à New York, en arrondissant parfois les textes. “Ne me quitte pas” par exemple : c’est une chanson terrible, qui pour moi exprime la perte de dignité chez un homme : “Laisse-moi devenir l’ombre de ton chien”… Dire à une femme “Ne me quitte pas”… mais elle se sauve en courant ! En anglais, ça devenait “If you go away” : “Si tu t’en vas” ou “Si tu t’en allais”. Il n’y a plus ce problème de dignité. Sinon, il y avait aussi des chansons de Bécaud par les Everly Brothers, Dylan, Sinatra… Ce sont donc les Anglo-Saxons qui m’ont fait redécouvrir à quel point la chanson française pouvait être forte. Eux n’avaient pas ça. Il n’y a pas de Léo Ferré chez eux. Plus tard, je me suis retrouvé à écouter un coffret de Ferré, notamment un album d’une chanson de trois quart d’heure. Alors que l’on parlait beaucoup de formatage, je regardais cette chanson faite de cassures, où il parle, où tout d’un coup il crie, puis repart dans une mélodie… Tout ça avec une orchestration hallucinante. On aurait dit une musique de film, tellement il décrivait des pics de calme et de colère. En face de ça, je voyais sur MTV des groupes avec des looks “rebelles” et leur petite chanson de trois minutes. A se demander qui est le rebelle ? Ca remet les choses en place. Quand c’est fort, c’est très fort la chanson française ! Mais c’est quand on écrit que l’on s’aperçoit à quel point il est difficile de fabriquer de telles chansons. Et les écrire est une chose ! Mais ensuite il faut qu’elles soient comprises, qu’elles touchent des gens profondément… C’était en tout cas intéressant d’aimer d’autres musiques, après avoir aimé le rock, car je les écoutais autrement, avec un filtre. Même la musique classique ! Je ne voyais plus un musicien qui compose la commande de son mécène, la bougie dans la mansarde, mais un type aussi barge que Jimi Hendrix. Regardez “Amadeus”, c’est bien plus fou que la biographie de Jerry Lee Lewis ! C’est instructif de faire des comparaisons d’époques et de styles…

Dans le même ordre d’idée, depuis “Fantaisie militaire”, vous collaborez davantage avec des musiciens français (Rodolphe Burger, Les Valentins, Miossec, Zend Avesta, Mobil in Motion, etc.), alors que par le passé, vous ne faisiez appel pour l’essentiel qu’à des étrangers…

C’était souvent des musiciens qui aimaient le rock et étaient beaucoup appréciés en Europe. Ce n’était pas Clapton ou “machin”, mais Marc Ribot, Blixa Bargeld (Einstürzende Neubauten / Nick Cave), Colin Newman (Wire), Link Wray… En fait, je rêvais de contribuer à fabriquer le rock européen. Je trouvais qu’il y avait quelque chose à faire. Aujourd’hui j’ai l’impression que ça existe, tout le monde a les ingrédients pour. Mais là, on était encore à une époque où une collaboration pouvait aider à avancer… ou tenter du moins ; c’est toujours une tentative et une tentation d’ailleurs. On sentait qu’ils avaient survolé pas mal de choses : le rock, le jazz, le bruit… Ca ne se traduisait pas seulement dans le bruit, mais dans le choix des notes. Parfois ce n’était que trois notes, mais dans ces trois notes, avec ce son, il y avait toute l’insolence qu’il fallait… Mais je vous parle d’instrumentistes qui jouent sur des morceaux déjà établis. Très vite, ils peuvent proposer des choses. Ribot par exemple, il fait trois prises et on est même embêtés pour choisir. Mais je ne pourrais pas forcément fabriquer la base avec lui, parce qu’il ne saura pas forcément traduire mon envie de pourquoi ce doit être expliqué de telle manière. Pour ça, j’arrive mieux à communiquer avec des Français. J’ai bossé avec de très bons guitaristes français, certainement les meilleurs, sinon je n’aurais jamais pu aussi bien tourner. C’est stimulant d’entendre un musicien qui n’est pas seulement là pour vous suivre, mais qui vous précède, vous galvanise. Un moment donné, j’avais un groupe (NDLR : le KGDD présent de “Pizza” à “Novice”) ; on se mettait derrière le micro, on branchait les amplis et ça sonnait tout de suite. Il y avait une espèce de magie. “Play blessures”, on a dû faire ça en deux nuits ! Tout était là, c’était habité. Car ça peut vite tomber à plat ce genre de musique à la Joy Division, si ce n’est pas joué avec intensité. L’instant où on le fait est très important, on ne peut pas le dissocier des notes… Ensuite je me suis posé d’autres questions. J’avais envie de me déplacer. Des fois pour des raisons très curieuses. Je suis allé à Memphis car je cherchais un studio où l’on pouvait enregistrer live, pour de vrai et pour pas cher. En une semaine, on y a fait “Osez Joséphine”.

Beaucoup témoignent de la liberté que vous laissez aux musiciens qui s’accaparent votre matière et la malaxent à leur guise. Ce qui vous séduit chez un musicien, ce n’est pas sa virtuosité, mais son langage…

La virtuosité, on n’en parle même pas. Ces musiciens disent quelque chose quand ils jouent. Ils racontent le prolongement de mes textes. Il y a une part de superposition du conscient et de l’inconscient, de question-réponse. Si je prenais d’autres musiciens, ça tomberait à plat. Généralement, je leur précise : “Ce qui m’intéresse, c’est ce que tu fais de plus particulier, ce que tu fais de mieux.” Ca se repère rapidement, car avec le temps, ils se sont spécialisés. Ils jouent dans un certain style et le font de manière exceptionnelle. Mais si vous leur demandez autre chose, ils n’y arriveront pas. J’ai voulu enregistrer une chanson de Piaf, avec les musiciens de Memphis. Gentiment, ils m’ont répondu : “On ne peut pas faire ça, c’est pas notre truc.” Je leur ai quand même fait jouer, car ça me touchait de faire une chanson de Piaf à Memphis !

Pouvez-vous levez le voile sur votre travail du moment ?

Je n’ai pas vraiment avancé. J’ai essayé de bricoler des trucs, mais je ne sais pas encore vers où ça va… J’ai fait des essais avec des musiciens pour fabriquer des bases. Mais là, je vais demander à d’autres d’essayer d’écrire avec moi, parce que je me suis déjà tellement exprimé… Je pense qu’en ce moment, plus qu’autre chose, je recherche le plaisir de chanter. Mais pour y arriver, il faut trouver la chanson qui peut aider à le faire de telle ou telle manière.

Pensez-vous que c’est une réaction à l’album précédent, “L’imprudence”, qui était beaucoup sur le mode narratif ?

Peut-être. J’ai souvent fait des disques avec une petite part de réaction. Dans “L’imprudence”, il y avait de belles lignes qui, chantées, pouvaient devenir grandiloquentes ou littéraires. Il valait donc mieux les parler ou les installer dans un décor musical. En tout cas, il ne fallait pas chanter à tue-tête quelque chose qui était censé imprimer un mental, ou qui a à voir avec le fonctionnement psychologique, ou encore des bilans sentimentaux… Et puis j’étais obsédé par les silences. Je voulais entendre une note de piano, puis le silence qui continue… Steve Nieve, qui n’est pas un petit pianiste, quand il fait une note, le silence d’après c’est encore de la musique… J’ai des lubies comme ça. Là, il m’est arrivé plusieurs fois de prendre ma guitare, juste pour chanter. Certainement que je le fais conscient des expériences passées et donc avec le désir de voir le problème autrement. J’ai fait beaucoup de chanson où je fabriquais le décor et posais la chanson dessus. J’avais l’impression de faire de la peinture…

Un artiste peintre justement me disait que vos ambiances stimulaient son inspiration lorsqu’il peignait…

J’ai rencontré pas mal de peintres qui m’ont dit ça. Ou même des cinéastes qui m’ont raconté : “Quand j’écris, j’écoute tes trucs ; ça me fait du bien.” Ou d’autres qui font de la BD, des mecs comme Enki Bilal. C’est fabuleux d’inspirer quelqu’un. Ca, ça peut me rendre fier ! Parce que c’est le but d’évoquer des choses, des sentiments. C’est assez intime ; ça a l’air de ne s’adresser qu’à une seule personne à la fois. Ce n’est pas comme dans un discours où l’on est dans le général, dans un sentiment de masse. Ca peut venir après, si le tube est fédérateur, s’il vous dépasse. Il y a des gens qui me parlent de “Ma petite entreprise” et me disent des choses auxquelles je n’aurais pas pensé : “Elle est marrante ta chanson sur les accros !” Ca m’amuse, parce que j’aime aborder une question, sans en emprisonner le sujet. Il reste ouvert. Ca me fait toujours peur ces histoires de manque de liberté, d’être dictatorial dans la proposition. C’est d’autant plus difficile d’être nuancé dans le peu de temps que l’on a pour s’exprimer.

On se souvient de la provocation de Gainsbourg : “La chanson est un art mineur”. Comment voyez-vous ce mode d’expression ?

Pour beaucoup, c’est certainement encore une sorte d’artisanat, dans sa fabrication je veux dire. D’un côté il y a des talents tellement fabuleux, que ça relève de l’art. Ensuite, il y a d’autres artistes qui sont davantage dans l’échange affectif ; là, c’est le public qui vous aime, qui fait que ça devient un art.

Au vu de votre expérience, pensez-vous que ça relève d’un don ou que c’est juste une question d’apprentissage ?

Je ferais un album des Beatles tous les jours, j’estimerais que j’ai des facilités. Mais ce n’est pas le cas ! Donc je suis obligé d’avouer que ça prend du temps. Des fois je réfléchis pendant trois mois sur une ligne, c’en est presque misérable. Ce qui est beaucoup plus important pour moi, c’est le désir de faire, raconter quelque chose à l’autre, toucher certaines couches de sensibilité. C’est le désir qui pousse. Ou qui tire, je ne sais pas… Et ensuite, essayer d’avoir des moments de plaisir. Mais je n’analyse pas trop ça. J’ai davantage peur de ne plus avoir d’excitation.

D’excitation à le faire ? Ou aussi à le partager ?

Oui, il me faut les deux ! Des fois j’arrive sur scène, je dis deux mots et les gens sont debout… Des fois hein, pas tout le temps ! Vous vous rendez compte le plaisir que ça procure d’être compris avec des choses biscornues. Si on est assez clair dans son langage et que l’on essaie de faire le show, il est normal de penser qu’on peut connaître une réaction, mais quand c’est basé sur des couches un peu sinueuses, ça relève du miracle. Quand c’est réussi, ça donne un plaisir bien plus fort que celui qui consiste à faire chanter et taper dans les mains. Des fois, il y a le désir de montrer un petit peu l’idée que le public se fait de vous, mais j’éprouve un certain plaisir à faire découvrir une approche qu’il ne connaît pas, pour qu’il se dise : “Tiens, ce type avec cette dégaine, il fait ça… Ce n’est pas raisonnable.” C’est une attitude punk quelque part. Mais c’est du punk… dans le silence ! Je suis quelqu’un qui aime profondément des choses qui dérangent et d’autres très sentimentales. Il me faut les deux ! Seulement, ça ne peut plus être dans les décibels. En même temps, l’autre jour j’entendais à la radio Black Rebel Motorcycle Club et je me disais : “Qu’est-ce que j’aimerais jouer dans ce groupe !” Je suis toujours un peu tiraillé : je fais un truc et j’aimerais faire l’opposé. Alors des fois, je case toutes ces envies dans un même concert. Je vais dans les extrêmes. Je fais “Tel” et après “What’s in a bird”. Mais ça m’aide. Parce que je chante ces titres à la suite différemment et que je me retrouve dans ces oppositions. Ca montre que l’on est très nuancé en tant qu’individu.

Pour terminer, il y a une actualité qui se profile : la sortie en janvier 2008, du film de Samuel Benchetrit, “J’ai toujours rêvé d’être un gangster”, dans lequel vous jouez au côté d’Arno. C’est étonnant que vous ne vous soyez jamais croisés artistiquement ?

On s’est souvent croisé à des moments où il avait bu un coup, et moi aussi… On se regardait comme ça, on se saluait, puis il rentrait se coucher. C’étaient des rencontres dans le brouillard… Donc je ne le connaissais pas. Mais je connaissais les ingénieurs du son avec lesquels il a travaillé. Et puis j’ai emprunté son guitariste. C’était assez marrant de se retrouver à tourner ensemble. On a fait trois nuits de tournage. Benchetrit a été d’une patience incroyable. Il nous a beaucoup aidés. Faut dire qu’il se retrouvait à diriger un bègue et un autiste à 50% ! Et il l’a fait jusqu’au bout avec enthousiasme. Ensuite Arno, il m’a fait marré. C’est un type qui a bien vécu, il a goûté à tout. Moi aussi. Enfin… pas à tout, mais pas loin ! Il faisait froid, on était fatigué et à quatre heures du matin on nous a servi une décoction pour nous réchauffer. Moi j’étais en train de fumer encore et de boire du coca. Et là, Arno me dit : “C’est très mauvais tout ça. Faut que t’arrêtes le coca light et les cigarettes. Moi j’ai arrêté, parce que ma fille m’a dit : “Tu vas mourir papa”. Essaie le thé vert, ça s’est bien !” Voir Arno me vanter le mérite du thé vert à quatre heures du matin, je ne pensais pas que ça m’arriverait un jour ! Et voilà, c’est arrivé !

Quel plaisir, trouvez-vous à vous mettre au service d’un autre créateur ?

Ca m’aide à ne pas être trop obsédé par mes fantasmes et à ne pas me mordre la queue. Cela me libère un peu. Et si en plus l’histoire est excitante…

Cela vous permet sûrement de découvrir d’autres facettes de vous-même ?

Absolument. Et mes limites aussi.

Même dans le domaine musical, lorsque vous travaillez avec Rodolphe Burger par exemple ?

Certainement. Mais je crois que l’on ne s’en rend pas compte tout de suite. En premier lieu, j’aime être avec lui. Il a un contact humain très fort : il aide, il n’est pas envahissant, il ne dicte pas tellement, il renvoie la balle, il donne de l’énergie, il vous met dans une situation positive, il essaie de sortir le meilleur de vous-même, il analyse bien, il est très sensible. J’ai souvent passé de très bons moments avec lui, que ce soit sur des concerts ou des enregistrements. Car un enregistrement, ça peut être mortel ; il ne se passe rien parfois. Mais pas avec lui. Dès qu’il prend sa guitare, c’est magique. Il parle avec. On peut se retrouver pour des choses complexes ou très naïves : des disques un peu bizarres, mais aussi des disques pour enfants. Et c’est toujours un égal plaisir. Je vois en Rodolphe un être à l’esprit très ouvert et c’est très agréable.

Le compliment s’applique à son auteur…
Bruno Aubin
Photos: Pierre Wetzel

Intégrale Bashung : Barclay

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