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FRANÇOIS JONCOUR

Symphonies marines

 

François Joncour, musicien multi-facettes, est de ces artistes qui n’aiment rien tant que se remettre en question, frotter leur pratique à d’autres disciplines, d’autres univers et d’autres idées. Alors, lorsqu’en 2018, la salle des musiques actuelles de Brest La Carène et le laboratoire du CNRS BeBEST l’ont invité à prendre part à leur projet de vulgarisation par l’art de recherches scientifiques en écologie sous-marine, il n’a pas hésité un instant…

 

crédits photo :  Alain Clavier

 

L’ENTRETIEN

 

Comment le projet Sonars est-il né ? Il est peu habituel, pour un laboratoire scientifique, de faire appel à des artistes. Le but du laboratoire BeBEST était-il de faire connaître son travail et les enjeux de celui-ci à un plus grand public ?

Exactement, c’était son ambition. Ce laboratoire avait déjà une expérience du lien entre art et science, avec l’envie de sensibiliser le grand public aux enjeux climatiques contemporains. Il travaillait de manière assez étroite avec des artistes depuis un petit moment déjà ; les chercheurs étaient partis en mission avec différents photographes et vidéastes et au fil du temps, ils se sont rendus compte que l’impact sonore occupait une place de plus en plus importante dans leurs recherches sur l’écologie sous-marine. C’est alors qu’ils se sont rapprochés de La Carène pour savoir si cela pouvait éventuellement intéresser des musiciens et il se trouve que c’était le cas.

Tu as choisi un angle singulier pour aborder ce projet en dressant les portraits des chercheurs eux-mêmes et de leurs lieux de travail et en mêlant dans ces portraits à la fois les activités scientifiques des chercheurs et leurs goûts esthétiques.

Oui, nous avions une totale carte blanche pour nos créations. D’ailleurs, au début, nous étions partis sur des créations qui étaient assez expérimentales et proches d’une certaine avant-garde avec beaucoup de musique concrète parce que les sons qui nous étaient fournis étaient des sons très concrets de la faune marine. Puis, suite aux différentes résidences de création que nous avons effectuées dans les laboratoires et suite aux interviews que j’ai réalisées de ces chercheurs, je me suis dit que ce serait intéressant de parler à travers la musique de ces hommes et de ces femmes qui travaillent au quotidien sur des enjeux aussi majeurs. C’est en les soumettant au questionnaire de Proust que j’ai vu des personnalités très différentes émerger alors que leurs recherches allaient dans un même sens. Cela m’a permis de colorer à la fois humainement et esthétiquement ces compositions parce qu’ils avaient des goûts musicaux assez variés.

 

Crédits photo : Vincent Malassis

 

Tout en parvenant à un ensemble très cohérent, les morceaux présentent des tonalités différentes puisque l’on passe de la pop à de l’électronique plus expérimentale, de la musique instrumentale à la chanson à texte, etc. Chacun reflète le lieu ou la personnalité du chercheur qu’il représente.  Comment ces tonalités se sont-elles définies ?

Ce qui m’a le plus guidé et a coloré les morceaux, c’est ce qui a émergé de ce fameux questionnaire de Proust, qui nous a amenés à parler de compositeurs et en l’occurrence aussi de groupes. A titre d’exemple, le morceau “Biology is food & sex” est très lié au fait que Laurent Chauvaud, dont ce morceau est le portrait, est un grand amateur de punk. J’avais d’ailleurs été marqué, en arrivant dans son bureau, de voir un mug estampillé « The Clash » à côté de lui. Cela a coloré le morceau et m’a guidé en matière d’inspiration, je voulais des éléments qui se rapprochent de cela, sans pour autant que le morceau soit complètement punk.

Comment ton entrée dans le projet s’est-elle opérée ?  Tu as eu accès à une sorte de banque de sons qui sont les bruits marins enregistrés par le laboratoire. Ces sons t’ont-ils en premier guidé dans la construction de tes morceaux ?

C’est variable, il y eut tous les cas de figure. Certains sons ont déclenché, je ne sais par quel chemin, des mélodies particulières et parfois, c’est la mélodie qui est restée et pas le son originel. Je voulais éviter un écueil, celui de faire absolument rentrer au chausse-pied tous les sons qui m’avaient été transmis, je voulais qu’ils puissent aussi n’être qu’une  source d’inspiration, ce qui est déjà beaucoup. Ces sons avaient le rôle d’échafaudage dans la construction de mes petites maisons et j’ai parfois enlevé l’échafaudage parce qu’il avait perdu de son sens dans la composition et que je ne pouvais pas le laisser pour le laisser, tandis que d’autres fois, je l’ai laissé parce que je le trouvais très beau et que je voulais l’intégrer au maximum et le mêler à la matière. Ces sons ont parfois été une rampe de lancement pour une composition et d’autres fois, c’est  la composition elle-même qui tourne autour d’un son en question. Dans le cas de “Tout s’en est allé”, c’était plus une émotion ressentie à la fin de ces résidences qui m’a amené à écrire une chanson, sans utiliser de son. Nous avions vraiment une totale carte blanche pour aller dans le sens de ce que nous avions ressenti puis essayer de communiquer à un public plus large la teneur de ces recherches.

Tu t’es entouré de plusieurs autres musiciens pour réaliser cet album. Ont-ils aussi participé à la composition ?

J’avais commencé à travailler sur les morceaux en 2018 puis j’ai rencontré Mirabelle Gilis qui est violoniste et je lui ai demandé si cela l’intéressait de travailler sur une des compositions sur laquelle j’imaginais bien un arrangement de violon.  Elle a accepté volontiers et notre collaboration a vraiment bien fonctionné, j’étais très content de ce qu’elle avait proposé et de fil en aiguille, elle a participé à un deuxième morceau, puis nous avons composé de manière beaucoup plus resserrée certains morceaux dans lesquels elle était très partie prenante. Sur quasiment tous les morceaux, même si elle n’apparaît pas, il y a  eu un travail étroit qui s’est formé avec elle, elle était très largement au cœur du processus de création. Les autres musiciens ont participé de façon ponctuelle sur des éléments précis. J’avais un morceau instrumental que je voulais amener vers une chanson et Mirabelle connaissait un chanteur anglais qui pouvait bien se fondre dans cette composition, cela a donné “Piling underwater”. De la même façon, j’avais des difficultés sur un texte et elle a demandé à Christophe Miossec s’il voulait bien m’aider dessus. Cela s’est fait ainsi, au cas par cas.

Le projet Sonars a une visée écologique puisque son but est de faire connaître les recherches du laboratoire BeBEST et de sensibiliser à leurs enjeux et à ce qu’elles révèlent de l’état du monde marin. Est-ce cet aspect du projet qui t’a attiré ou le défi artistique qu’il représentait ?

Ce sont vraiment les deux. La visée écologique était tout le temps en ligne de mire et a eu un impact sur la forme prise par certains morceaux. Je ne voulais pas que l’album soit une succession de morceaux expérimentaux, même si c’est quelque chose que j’apprécie énormément.  Je voulais qu’il puisse parler au plus grand nombre possible, tout en sachant que je ne peux pas me transformer en ce qui concerne les esthétiques que je pratique. Le fait de passer par des voix me donnait le sentiment que cela pouvait aussi aller toucher un public autre que celui qui est dans l’écoute de musique instrumentale. On sait bien que la chanson est un format qui a cette force-là, qui peut toucher un peu tout le monde.

 

Crédits photo : Yves de Orestis

 

Tu as jusqu’ici plusieurs fois collaboré avec des personnes qui n’appartiennent pas au domaine musical ni même parfois artistique : des plasticiens, des danseurs et cette fois des  scientifiques. Est-ce important pour toi de dresser ces ponts entre les disciplines ?

Oui, cela devient presque nécessaire, c’est tellement enrichissant. J’aime toujours autant composer de la musique pour faire de la musique mais je trouve ce décloisonnement très stimulant, il nous fait intégrer d’autres vocabulaires, d’autres enjeux et nous fait sortir de nous-mêmes, de nos petites habitudes, de certains réflexes que l’on peut avoir, voire des manies. On les fait entrer en collision avec d’autres univers qui nous amènent ailleurs et on fait des découvertes. Il m’est arrivé de travailler avec une danseuse récemment et  je lui ai dit : « Je ne serais jamais allé dans cette direction et je la trouve bien plus passionnante que celle dans laquelle je serais allé naturellement. » Cela se produit ainsi sans arrêt, donc c’est en cela que je suis très friand de ce type de collaboration.

Quelle est la configuration scénique prévue pour interpréter ces morceaux en concert : doit-on s’attendre à quelque chose de particulièrement immersif ?

Oui, l’envie qui s’est dégagée assez rapidement était de proposer quelque chose d’hybride, qui soit à la frontière entre le ciné-concert, le concert classique et le spectacle. Une création vidéo a donc été réalisée à partir de rushs vidéo qui ont été captés en Arctique, sur et sous l’eau, ainsi qu’en rade de Brest, et toute cette matière vidéo est liée de la manière la plus étroite possible aux compositions qui sont jouées sur scène. Sur celle-ci émergent aussi des bouts des interviews que j’avais pu réaliser des chercheurs, qui ne sont pas intégrés au disque mais qui constituent des mots-clefs qui ont soutenu la composition au départ. Même s’iIs n’apparaissent plus du tout dans le disque, on retrouve sur scène un peu de cet aspect plus documentaire, avec également des textes qui apparaissent parfois pour faire comprendre quel a été le cheminement et pour rendre les choses moins abstraites qu’un concert qui suivrait simplement l’ordre des morceaux. Nous avons fait de tels concerts au tout début mais plus le temps passait, plus je trouvais qu’il manquait un aspect plus explicatif, sans tomber dans le pédagogique, car ce n’était pas le projet ni le propos. J’avais envie de proposer une forme qui reflète une interaction entre art et science, c’est ce qui me semblait vraiment fondamental.

 

JESSICA BOUCHER-RÉTIF

 

http://francoisjoncour.com

 

Sonars Tapes – Music From The Masses / [PIAS]

 

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