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Serge Teyssot-Gay

Serge Teyssot-Gay, LO 66, Sur la même Longueur d'Ondes numéro 66

Au sobre héros

Peu de musiciens ont autant marqué le rock français. Pourtant, depuis qu’il a quitté Noir Désir, le guitariste Serge Teyssot-Gay continue sa route hors des chemins balisés, multipliant les concerts et les performances aux quatre coins du globe. Au moment où sort “Waiting for spring”, son troisième disque avec Interzone, Longueur d’Ondes dresse le portrait ce guitar hero très discret et revient sur sa carrière.

Le vampire s’évanouit dans la lumière du jour et après une heure trente de projection, la salle se rallume. Serge Teyssot-Gay salue le public et regagne les coulisses. Il n’a pas dit un mot, mais sa présence suffit à exprimer ce qu’il met dans la musique de “Nosferatu”, l’un des chefs-d’œuvre du cinéma muet. En cette fin d’année, le guitariste poursuit une série de ciné-concerts qui l’a déjà amené en Indonésie et doit lui permettre de parcourir l’Europe en compagnie du groupe à géométrie variable Zone Libre. Ceci avant de continuer avec pas moins de cinq projets différents la tournée sans fin débutée depuis qu’il a quitté Noir Désir. Avant-hier posant ses riffs sur le flow de la rappeuse Casey, hier à Madagascar pour une performance guitare/peinture, demain aux côtés des slameurs Saul Williams et Mike Ladd, Serge Teyssot-Gay continue sa route sans se soucier du qu’en dira-t-on.

Temps n°1 : le départ
Pour le grand public, il a longtemps été un négatif à la présence magnétique de Bertrand Cantat. Depuis le communiqué dans lequel il annonçait son départ de Noir Désir pour “désaccord humain et émotionnel” avec le chanteur, “Sergio” est celui qui a précipité la fin de cette aventure. Apaisé après s’être longuement questionné sur les issues possibles d’un groupe de rock, il explique aujourd’hui les raisons qui l’ont poussé à partir : “L’année 2010 a été extrêmement dense. Je travaillais chez moi pour une carte blanche, je n’ai pas cessé de faire des créations. C’est à ce moment-là que je me suis rendu compte que Noir Dez n’avait plus aucun avenir. Contrairement à ce qui a été dit, mon départ n’est pas dû à un coup de tête, il a pris des années. J’ai longtemps été dans l’illusion que le groupe pouvait continuer (…) Pas tout de suite après la sortie de taule mais très vite, Bertrand a ouvert la porte à des interférences extérieures qui ont cassé littéralement l’équilibre de Noir Dez. On en est donc arrivé à des divergences radicales au niveau humain et artistique. La dernière image que j’ai, c’est celle d’un groupe réduit en cendres.”

Temps n°2 : le son
Serge Teyssot-Gay a peu parlé de Noir Désir ces deux dernières années et encore moins de ce départ. Mais lorsqu’on lui pose des questions à ce sujet, il trouve naturel qu’on l’évoque. “Cela fait partie de ma vie”, glisse-t-il. Durant un peu plus de vingt ans, il a en effet composé les hymnes d’une génération et été le principal artisan du son Noir Dez. La genèse de ce son si particulier a rarement été soulevée et pourtant, elle dit beaucoup sur le pourquoi et le comment de ce groupe hors normes. “J’ai avancé à tâtons, ça a été une découverte permanente. Ce qui a été plus compliqué, c’est quand j’ai voulu changer de son. J’avais envie de faire évoluer mes parties de guitare, mais je ne savais pas où chercher. J’ai donc été dans des tas de directions et j’ai trouvé en mélangeant cette recherche d’un son nouveau et la composition.” “Marlène”, “Ici Paris”, “Johnny Colère”, “Lolita nie en bloc”, et bien sûr… “Tostaky”. La réédition, pour ses 20 ans, de l’album du même “Tostaky” * rappelle l’importance de Noir Désir bien avant que son nom n’ait été assimilé au destin fracassé de Bertrand Cantat. Elle souligne aussi le travail d’un homme discret qui a rapidement préféré une recherche de son(s) à la lumière artificielle du monde de la musique. “Quelqu’un que je reconnais dans son langage est plus important pour moi qu’une accumulation de notes, de gammes, de savoir-faire technique. Ce que je cherche, c’est une émotion, une volonté de dire quelque chose”, tranche le guitariste. Lui a trouvé ses mots quand, après des années de guitare classique, il est “passé à l’électrique” et a inventé la grammaire de Noir Désir. Des déluges d’électricité, des éclairs de vibrato et l’envie permanente d’être ailleurs.

Temps n°3 : en solo
Sa carrière solo a débuté timidement dans l’ombre imposante de son groupe et n’a pris son envol qu’au tournant du millénaire (voir notre chronologie). Après un premier essai dans lequel il cherchait manifestement sa voie, elle décolle avec l’adaptation du livre de Georges Hyvernaud “La peau et les os”. Chanté, parlé, scandé, “On croit qu’on en est sorti” transforme ce récit – oublié – d’une détention durant la Seconde Guerre Mondiale en une chronique sociale surprenante d’actualité. C’est sans nul doute l’un des albums les plus sous-estimés du rock français et l’antichambre du dernier disque de Noir Désir, “Des visages, des figures” (2001). “Serge, qui connaissait mon travail sur l’univers carcéral, m’a proposé de travailler dessus”, se rappelle le peintre breton Paul Bloas, qui a illustré le disque. “J’ai tout de suite accepté. Je trouvais son adaptation très juste, c’était du velours pour moi de travailler à partir de ses maquettes. C’est un très bon souvenir d’échanges concernant la justesse et la précision du verbe.” Cette expérience autarcique a posé les bases d’une autre carrière. Elle sera marquée par des allers-retours constants vers la poésie et la littérature, et des rencontres fortes, comme celle du joueur d’oud Khaled AlJaramani, l’autre moitié du duo Interzone.

Temps n°4 : avec Interzone
Le “dialogue” entre l’oud – virtuose – du conservatoire de Damas et la guitare de Serge Teyssot-Gay ne découle pas d’une quelconque envie de produire de la world music. Il repose sur une amitié qui s’est longtemps passée de mots. Serge relate : “La première fois que j’ai vu Khaled, on n’a pas eu le temps de parler, il n’a fait que jouer et cette première présentation musicale était superbe. Il y avait en particulier un morceau qui faisait référence à un bombardement américain sur un lieu civil et dont les images m’avaient complètement bouleversé. Je l’ai donc invité au concert que l’on donnait le lendemain avec Noir Dez à Damas.” Les premières compositions, toujours sans mot dire, et le duo Interzone – du nom d’un livre de William S. Burroughs – sont venus plus tard, lorsqu’un an après cette rencontre, en 2003, le guitariste est revenu dans la capitale syrienne pour une série de performances poétiques. “C’était au moment du ramadan, c’était un peu compliqué car les gens étaient de mauvaise humeur et tout”, poursuit-il. “Khaled arrivait à 9 / 10 heures du soir, il était rincé parce qu’il avait travaillé toute la journée, on se voyait deux heures chaque soir. En quatre sessions, on a fait quatre morceaux. Au départ, c’était juste ça le but d’Interzone : se retrouver et faire de la musique ensemble.” Le premier et le deuxième jour d’Interzone sont marqués par deux albums et autant de tournées. Ils laisseront la place à une longue pause et aux retrouvailles de “Waiting for spring”.

Temps n°5 : les révolutions
“Avec Serge, ce n’est pas simplement un oud et une guitare. On partage la musique comme on partage la vie”, indique Khaled AlJaramani. Imprégné par la révolution en Syrie et les éclats de la guerre civile qui meurtrit le pays depuis bientôt deux ans, ce troisième enregistrement raconte l’exil de ce dernier et sa traduction par Serge Teyssot-Gay dans le “deuil” de l’après Noir Désir. Cette fois-ci, le pont entre le Moyen Orient et la vieille Europe a donc pris un tour plus particulier. “Lors de l’enregistrement”, explique Serge, “on s’est retrouvé dans cet état bizarre, entre la joie de se retrouver et la tristesse. Khaled était dans cette position d’exilé, il portait avec lui la souffrance de voir son peuple massacré, de laisser sa famille derrière lui, et en même temps, la musique l’aidait à tenir debout. Il y a des musiques qui guérissent… C’est la première fois dans notre processus créatif que l’on se complète à 100%, que chaque morceau est amené par l’un et l’autre.” Le message véhiculé par cet album instrumental, imaginé sur des rythmes impairs à cinq et sept temps (le contraire du rock) et en mode ouvert, est clairement politique. “Pour ce disque, nous avons voulu une ouverture maximum”, appuie le guitariste, “car c’est notre réponse à ce qui se passe en Syrie, mais aussi dans le monde entier, où la finance décide des vies et des non-vies, où plein de gens sont dans la merde. La musique d’Interzone, c’est de chercher les angles morts, c’est-à-dire faire naître la vie là où on pense qu’il n’y en a pas.”

Temps n°6 : la liberté
De Noir Désir à Zone Libre, d’Interzone à la poésie, des mots jusqu’aux explosions de sa guitare… Les pérégrinations musicales de Serge Teyssot-Gay sont guidées par un intense besoin de liberté et une exploration constante des friches. Il passe d’un express à l’autre, alterne les projets les plus divers, nourrissant avec l’énergie de l’un le propos de l’autre. Il est saisissant de constater combien “Trans”, l’album expérimental sorti au printemps dernier avec la contrebassiste Joëlle Léandre a été un laboratoire pour le nouveau disque d’Interzone et les derniers concerts de Zone Libre, réalisés en duo avec Cyril Bilbeaud. Le batteur, qui a véritablement découvert Serge lorsqu’il a fondé Zone Libre avec lui et Marc Sens, explique de son côté : “On a mis du temps à se connaître car on est tous les deux assez sauvages. Mais dès que l’on a commencé à jouer, c’était parti, il y a eu quelque chose d’immédiat… C’est très exaltant de partager la scène avec quelqu’un comme lui, car il vous rassure en permanence. Malgré le succès considérable qu’il a connu, il n’a jamais perdu de vue son amour et sa vision de la musique. Je ne compte pas les découvertes que je lui dois.” Puisant dans le rap (NTM, IAM, le label américain Def Jux…) et cherchant toujours l’échange, Serge Teyssot-Gay n’a jamais cessé d’enrichir son jeu. Il confie avec une douceur et un sourire bien éloignés de l’image austère que les médias ont longtemps donné de lui : “C’est sans fin, je continue à apprendre et j’apprendrai toujours.”

Temps n°7 : la colère
À l’heure où l’industrie musicale encaisse tant bien que mal la révolution liée à Internet, Serge Teyssot-Gay cherche lui aussi de nouvelles pistes. Opposé au téléchargement gratuit de la musique sur le Net, il a choisi de passer à l’indépendance. Comme de plus en plus d’artistes qui ont quitté le giron des majors (Stupeflip, Moriarty…) et créé leur propre structure, il a rendu son contrat à la maison de disques Barclay, qui éditait les albums de Noir Désir et ses premières productions en solo, et fondé son propre label : Intervalle Triton. Grâce à ce fonctionnement direct qui l’oblige à parler musique comme à traiter des demandes de subventions, il peut faire un disque “tous les six mois” et désormais “refuser de jouer les hommes sandwichs pour les sites de musique en streaming qui ont passé des contrats avec les grosses maisons de disques et reversent 0,02 centimes d’euros par titre écouté aux artistes.” À bientôt 50 ans, le “son” le plus marquant de ces trente dernières années est toujours animé par sa colère. Il continue de chasser les vampires.

Bastien Brun

* Comme pour la compilation “Soyons désinvoltes, n’ayons l’air de rien”, arrivée dans les bacs après la fin de Noir Désir, Serge Teyssot-Gay a donné son accord pour la réédition de “Tostaky” par le label Barclay sans s’y intéresser, ni en assurer la moindre promotion. Ni pour, ni contre, il est désormais ailleurs.

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EXTRA 1
Cinq repères discographiques pour une carrière “solo”

“Silence radio” (Barclay, 1996)
Pour son premier disque solo, Serge Teyssot-Gay est partout : guitare, chant, réalisation et…métallophone. Le guitariste cherche une autre voie, mais avec ces sept chansons en anglais évoquant parfois Tom Waits, il ne l’a pas encore trouvée.

“On croit qu’on en est sorti” (Barclay, 2000)
“Sergio” adapte le livre de Georges Hyvernaud, “La peau et les os”, et fait d’un récit de captivité oublié une chronique noire de notre époque. Un grand disque méconnu qui puise largement dans le rap et marque le véritable début de sa carrière solo.

Interzone – “Le premier jour” (Barclay, 2003)
Première rencontre avec l’oud de Khaled AlJaramani et déjà, les bases sont posées. Interzone n’est pas de la world music, mais “un dialogue” entre deux hommes et deux mondes (Orient, Occident). Ce dialogue est vif, constructif, c’est d’ailleurs pour cela qu’il nous amène si loin.

Zone Libre – “Faites vibrer la chair” (T-Rec, 2006)
Deux guitares, une batterie, une approche immédiate du rock. La rupture avec la “pop” est consommée avec ce disque instrumental. Un album difficile d’accès mais qui remue l’intérieur.

Zone Libre vs Casey et B-James – “Les contes du chaos” (Intervalle Triton, 2011)
Rap hardcore et rock radical. Le premier disque de l’après Noir Désir est une chronique sombre de la banlieue et de notre société. Casey est au micro et B-James remplace Hamé, le chanteur de La Rumeur à l’initiative du projet. Sur scène comme sur disque, c’est de la bombe, bébé !

EXTRA 2
Patricia Bonnetaud
Elle était une bonne fée qui veillait sur les artistes et les défendait bec et ongles. Découvreuse de Tryo, La Rue Kétanou et soutien ferme de groupes comme La Ruda ou les Hurlements d’Léo, Patricia Bonnetaud a beaucoup fait en coulisses pour la chanson et le rock en France. Un jour qu’on l’interrogeait sur la fin de Noir Désir, elle nous glissait : “Pour moi, Serge n’est pas le guitariste de Noir Désir, Serge est plus grand que Noir Désir.” Patricia ne retenait ni ses mots, ni la vie. Sa vie d’ailleurs était celle de Yelen, une division de Sony Music qu’elle avait fondée au milieu des années 90, puis de Ladilafé, sa boîte de production avec laquelle elle faisait perdurer une certaine idée de la musique en France. Au moment de créer Intervalle Triton, son label, c’est donc avec cette amie de longue date que Serge Teyssot-Gay avait choisi de travailler. La bonne fée fut une aide précieuse. Elle est décédée le 1er février 2012 des suites d’un cancer, mais son souvenir reste intact.

EXTRA 3
Interzone
“Waiting for spring – Troisième jour”
(Intervalle Triton / L’Autre Distribution)
Au troisième jour, Interzone casse ses propres codes et surprend. Ceux qui avaient gardé en tête le souvenir d’un ping-pong entre la guitare rock de Noir Dez et un oud, découvriront au contraire un disque lent où les morceaux – presque des pièces – avancent pas à pas. Imaginé durant les premiers temps de la révolution en Syrie, “Waiting for spring” prolonge idéalement le dialogue entre Serge Teyssot-Gay et Khaled AlJaramani, lui donnant un côté plus expérimental. À l’arrivée : le duo nous touche toujours autant car tout en faisant le pont entre occident et monde arabe, il parvient à nous faire grandir.

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