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JD BEAUVALLET

Les 7 péchés capitaux

Passer un moment à échanger avec JD Beauvallet, célèbre critique rock et cofondateur des Inrockuptibles, est toujours du temps suspendu : on en voudrait plus mais on n’ose pas demander. Jolie ironie pour un journaliste qui a fait de ses entretiens-fleuves, au-delà de sa marque de fabrique, la seule façon dont il ait vraiment envie d’exercer son métier. Et ce auprès d’artistes aussi divers que Lana Del Rey, Michel Houellebecq, U2 ou AC/DC.

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Dans son livre Interviews, paru en mai aux éditions Braquage, minutieuse sélection de ses 21 « meilleurs » entretiens, il donne une leçon de journalisme et peut-être aussi, voire surtout, d’humanisme. Constamment, et toujours aujourd’hui, hanté par son syndrome de l’imposteur – preuve sans conteste, s’il en fallait, de sa valeur –, il a su créer ses propres techniques de questionnement, entre rigueur à toute épreuve et respect absolu des personnes qui se trouvent en face de lui. Une mise en abyme permanente entre l’interrogé et l’interrogeur, où finalement les questions qu’on pose vraiment ne peuvent être que celles que l’on se pose à soi-même.

Parce que toutes les questions – ou presque – lui ont déjà été posées autour de son livre Interviews, nous avons eu envie de questionner la question et de soumettre ainsi l’auteur à la torture des 7 péchés capitaux.

La paresse

Quelle a été l’interview la plus paresseuse, de votre côté comme de celui des artistes ?

Moi-même extrêmement paresseux, si je suis devenu un bourreau de travail, c’est justement – et paradoxalement – pour lutter contre ce vilain péché. Mais, de mon côté, je ne crois pas avoir jamais été paresseux lors d’une interview. Je les ai toutes préparées avec la même fougue, la même passion, le même professionnalisme, si je peux me permettre ce léger péché d’orgueil. Je ne suis jamais arrivé les mains dans les poches en me disant que j’allais juste avoir une conversation sympa avec un artiste. En revanche, oui, il y a eu quelques artistes qui m’ont traité à la légère. Mais c’est malheureusement souvent par contrat qu’on les oblige à se livrer à des interviews. Il y en a qui se prêtent au jeu et d’autres qui détestent ça. Avec Eminem, par exemple, c’était vraiment très paresseux ! D’ailleurs, cet entretien n’a jamais été publié. C’était ma faute, il y a eu un problème de compréhension dès le départ, nous n’étions pas sur la même longueur d’ondes : il était là pour déconner, et moi pas du tout. Mais il reste une exception. Un musicien n’est jamais vraiment paresseux. Il fait semblant d’être désinvolte mais en réalité, il bosse tout le temps. La paresse, ce n’est pas le péché capital des musiciens.

L’avarice

L’avarice l’est-elle ? Quels artistes ont été avares de réponses ?

Il existe des pingres sur les réponses mais il existe aussi des pingres dans la vraie vie ! Je me souviens notamment d’une fois où nous avions rendez-vous pour une interview avec Morrissey. Il est arrivé avec des gâteaux de la pâtisserie Valérie… et nous a demandé de les rembourser ! J’avais trouvé ça totalement ahurissant. J’ai crû qu’il plaisantait mais pas du tout. Nous nous sommes donc exécutés. À l’époque, on n’avait pas envie de se fâcher avec Morrissey…

La colère

Vous êtes-vous déjà mis en colère à cause de l’attitude d’un artiste ? Ou avez-vous plutôt assisté à des colères d’artistes à cause de vos questions ?

Je me souviens de la colère d’un artiste, une colère froide. À tel point que, lorsqu’il est ensuite revenu jouer à Paris, il a brandi les Inrocks et les a déchirés devant le public. C’était Jonathan Richman. Il avait eu l’impression d’avoir été complètement trahi, que l’interview ne traduisait pas du tout ce qu’il nous avait dit. Il nous avait accusés d’avoir inventé des histoires, de lui avoir mis des mots dans la bouche qui n’étaient pas les siens. Bref, il était furieux. C’est la seule fois où c’est arrivé. Cela en dit davantage sur l’état de santé mentale de Jonathan Richman que sur notre éventuel manque de professionnalisme…

L’envie

De quelle interview auriez-vous eu envie et qui ne s’est pas faite ? Quant à celle dont vous aviez vraiment envie et qui a eu lieu, on pense bien sûr à Bowie…

Oui mais je crois que l’envie est le moteur de départ de toute cette démarche. L’envie de rencontrer tous ces artistes que l’on aimait, qui nous avaient construits et, aussi pour certains, que l’on voulait faire découvrir. J’ai plutôt été verni de ce côté-là car j’ai rencontré quasiment tous ceux que je voulais. À la rédaction des Inrocks, il y avait un tableau sur lequel on écrivait au marqueur les interviews que l’on aimerait faire dans l’absolu. Il y en avait des dizaines… Certaines sont restées écrites pendant près de 20 ans et n’ont jamais pu avoir lieu. On rêvait d’interviews de fond avec JD Salinger, Prince, Stanley Kubrick… Des dizaines. J’aurais adoré parler à Tupac Shakur ou à Prince. Cela n’a jamais pu se faire. Ce dernier n’accordait pas de longs entretiens à des inconnus. J’aurais peut-être bien aimé avoir un dialogue de fond – pas forcément très amical – avec Jim Morrison. Mais je trouve cela bien, finalement, d’avoir des frustrations, cela reste ainsi un moteur puissant. La mythologie du rock s’est construite sur l’absence, la distance, l’impossibilité de parler aux artistes… La carrière de Kubrick n’aurait sans doute pas été celle qu’elle a été s’il avait déblatéré en permanence, comme d’autres réalisateurs. Même s’il est frustrant de ne pas réussir à aller le chercher, je trouve ça bien de le garder, ce mystère. J’ai quand même réussi quelques trucs, avec des gens qui ne parlaient jamais, comme Scott Walker par exemple. Je les ai fait parler.

La gourmandise

Pour quelle interview avez-vous été le plus gourmand en temps ?

Je suis toujours gourmand en temps ! Nous demandons immanquablement le double ou le triple de ce qui nous est offert. Je pense à une autre fois où nous avons été gourmands. Quand, au début des Inrocks, on arrivait en bus Eurolines à Victoria à 6 heures du matin pour enchaîner non-stop les interviews pendant deux ou trois jours, c’était vraiment l’illustration que la gourmandise est un vilain défaut. Avec le recul, je pense qu’il aurait été préférable de se concentrer sur quelques interviews. En parlant de vilain défaut… La gourmandise, c’est aussi de poser des questions qui ont pu parfois être déplacées mais motivées par la curiosité. La curiosité est-elle un péché capital ? Même si, pour moi, elle n’est jamais un péché, car il y avait toujours un but – et ce n’était pas du voyeurisme – : obtenir quelque chose de personnel. Bien sûr, il y a aussi la vraie gourmandise. J’ai le souvenir de Frank Black des Pixies nous emmenant dans un supermarché pendant une bonne heure, le temps de remplir le caddie à ras bord… Je me suis dit que c’était bizarre qu’il fasse ses courses pour la semaine à ce moment-là mais, en réalité, c’était juste pour nous inviter à un pique-nique dans la montagne !

La luxure

Quels ont été les moments de révélations les plus personnelles ?

Généralement ces moments arrivent quand les artistes se livrent alors qu’ils n’avaient jamais réfléchi à la question, une question très intime à laquelle ils vont répondre avec une franchise inouïe. C’est ainsi que peuvent ressurgir des aspects de leur vie un peu enfouis, balayés sous le tapis. Et ce sont des moments de grâce absolue. Il existe aussi des moments de sensualité, énormément même, liés à des rencontres, des regards, la sensation qu’on se comprend, qu’on a des choses en commun. Avec Shirley Manson, de Garbage, cela avait très mal commencé parce que j’avais dit du mal de son premier album. Elle avait interdit au groupe de me parler mais nous étions tous en train de discuter. Elle avait alors fait irruption dans la pièce, hors d’elle, leur disant : « Vous vous foutez de ma gueule ? Vous parlez à l’ennemi ! » Puis on a fini par se retrouver parce que j’avais tenu à ce qu’on s’explique. Nous avons non seulement aplani les choses mais aussi découvert que nous avions de nombreuses passions communes. Elle fait partie des gens avec qui je suis toujours facilement en contact aujourd’hui. Cela dépasse le cadre de l’interview. Et même si je n’entretiens pas réellement ces amitiés, car j’estime que ce n’est pas mon boulot et qu’ils ont mieux à faire, ces moments me font réaliser que je ne suis plus qu’un simple porte-plat pour les artistes.

L’orgueil

L’orgueil, à rapprocher peut-être de l’ego, serait-il le péché capital des artistes ?

Non, je ne crois pas. Ce sont le plus souvent les journalistes, les gens les plus orgueilleux ! J’ai toujours été frappé par l’humilité de la plupart des artistes que j’ai rencontrés. Bien sûr, il y a les flamboyants mais, même Iggy Pop que l’on pourrait aisément imaginer en personnage de BD, est toujours dans la retenue, dans la compassion pour la personne qui l’interviewe. J’ai rencontré beaucoup de gentlemen… et de gentlewomen. De l’orgueil, il en faut, bien sûr, pour avoir le culot de monter sur scène, de chanter, de laisser entendre à un public : « Ce que j’ai à vous dire est plus important que tout le reste » ! C’est un moment d’orgueil mais aussi une façon de s’inventer un personnage, de devenir un autre, celui ou celle que l’on rêve d’être. Moi-même je n’aurais jamais posé la moindre question à qui que ce soit si je ne m’étais pas inventé ce personnage de journaliste.

Entrevue et chronique : Faustine SAPPA / Photo : Sarah LEE

Chronique

Interviews

Éditions Braquage, 358 pages, 28 euros

Entretiens avec un empathique

Pendant plus de 30 ans, entre les débuts des Inrockuptibles en 1986, et le moment, en 2018, où il décide de raccrocher son costume de rédacteur en chef, JD Beauvallet a soumis les artistes à la question. Des méga rock stars planétaires aux coups de cœur plus confidentiels – mais qui ne tarderont pas à cesser de l’être – cet explorateur de talents joue aussi, souvent à son insu, « au psy apprenti sorcier », confie-t-il. S’il fait fi des cinq fameuses questions qu’on apprend le premier jour d’école de journalisme – who, what, where, when, why –, « Il n’y a que le why qui m’intéresse, tout le reste je m’en fous », il avoue parfois poser des questions cons. « Elles peuvent donner des résultats surprenants, très marrants, voire passionnants. Cela permet de désacraliser le moment, de donner un souffle à une interview qui s’enlisait dans trop de gravité. Comme demander à Nick Cave s’il va à la pêche… Ou, plus récemment, à une chanteuse si elle se masturbe souvent. » On ne saura pas de qui il s’agit, mais la conversation avec le confident JD a permis d’éclairer certaines zones d’ombre sur le rapport de la chanteuse au besoin ou à l’absence de besoin de sexualité… Difficile de faire plus intime. « Je fais attention parce que si cela part trop loin comme cela a été le cas avec Cat Power qui était bouleversée au point de frapper le sol avec une chaise en pleurant [NdlR : anecdote racontée dans le livre de JD Beauvallet Passeur], je n’ai aucun moyen de les ramener au point de départ. Parce que j’ai fait du mal, et ce n’est évidemment jamais l’objectif. Je veille à toujours garder un bout de corde pour les ramener sur la rive. » Avec JD Beauvallet en capitaine de croisière, en attendant peut-être le prochain voyage d’un livre sur l’Angleterre, on se laisse voguer sur le fleuve d’entretiens au long cours qui mènent à chaque escale le lecteur au fond des choses, révélant derrière chaque artiste une lumière vive d’humanité.

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