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«Dis ! Pourquoi tu chantes ?»

Les artistes sont-ils fait de la même matière que les autres hommes ? Comment est-ce, dans leur tête ? Les pensées s’enchevêtrent-elles comme une foule d’appâts dans la boîte du pécheur ou s’ordonnent-elles par elles-mêmes, superbes, fortes et confiantes ? La figure de l’artiste, du créateur, fascine par son caractère hors normes, située dans cette zone grise entre marginalité et académisme. C’est à une sorte de dissection que nous invite l’ouvrage « Dis ! Pourquoi tu chantes ? » (Editions Tirésias). Les auteurs (Michel Reynaud, Véronique Olivares et Tit) sont allés à la rencontre de la scène française et, dans des entretiens très fouillés, poussant les artistes à entrer en eux-mêmes, ont tenté de trouver la genèse de cette chose extravagante qu’est la création, qui plus est lorsqu’elle se retransmet sur scène…

Longs, les entretiens le sont assurément, mais c’est souvent sur une longue durée, grâce à des échanges à bâtons rompus qu’émergent les discussions les plus intéressantes. Si certains nous confortent dans nos impressions (Le cirque des mirages et son érotisme à cheval entre philosophie de la violence et jubilation rabelaisienne, Féfé dans les profondeurs d’une spiritualité généreuse, Imbert-Imbert à la fragilité colossale…) d’autres pourtant nous surprennent : Alexis HK par exemple, dont on connaissait sans doute l’engagement politique, mais dont l’intelligence aiguë, riche et sans concession ni colère pour autant, est un vrai plaisir. L’entretien est passionnant, les questions étonnantes et les réponses fulgurantes.

Toutes les rencontres (Mell, Batlik, Tchéky Karyo… et tant d’autres !) sont pleines de vie, bifurquant entre les zones d’ombres, les silences et les rires. Les séries de photos prises par Tit volent de beaux instants, de la scène aux coulisses, dérobant les moments de relâchement et répondant par l’image à cette même interrogation : au fond, un artiste, c’est quoi ?

Les arroseurs arrosés

Vous avez choisi d’inclure un poème par entretien, la place de l’écriture, de la poésie semble centrale pour vous dans l’acte de création, mais à quel titre, au juste ?

Michel Reynaud
 : De prime à bord j’ai envie de vous répondre en vous citant quelques vers de « L’art poétique » de Paul Verlaine :
« De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l’Impair
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose… »
Et je veux et ne peux que penser que la chanson ou la quête que j’entreprenais avait quelque ressemblance ou plus quelque essence avec l’esprit de ces vers. Et j’ai la certitude que ce relais, disons cette passerelle, devrait nous emmener dans les sentes intérieures que je cherchais ou voulais arpenter, fouler chez ces femmes et ces hommes qui chantent. J’ai beaucoup travaillé sur le poème et son rôle surtout dans des situations de conflits et particulièrement j’ai consacré plus de 30 ans sur cet outil (le poème) utilisé et véhiculé dans le monde de la déportation. Et je ne pouvais que prendre très au sérieux les artistes que je désirais rencontrer et leur art à mes yeux n’est surtout pas mineur. J’avais en plus la possibilité d’écrire des choses que je n’aurai certainement pas pu exprimer ou dire autrement, nous savons fort bien que la poésie passe à travers les mailles de la censure. Et, dans ce monde où l’entourage veille jalousement et construit, souvent un rempart à la réelle vie, de celle ou celui qui chante.

Vous attendiez-vous aux réactions qu’ont pu susciter vos questions, parfois un peu intrusives (au sens de l’intime) ?

Michel Reynaud : Je serai malhonnête de vous répondre non. Même si j’avais le sentiment d’une douce violence, un “viol” ouaté par la poésie, plus que d’une intrusion qui, par là, devenait une introspection dans le pourquoi de cette folie d’aller chanter sur scène. Donc, j’ai eu et vécu toutes sortes de réactions et je peux vous en citer quelques unes : du départ de l’artiste, à des larmes, à des longs silences,  à des refus de publication, mais aussi à la naissance d’un vrai lien, d’une très forte écoute qui faisait naître un instant rare. C’était le risque à prendre la provocation ou le “jeu” du mot ne peut et doit être à mes yeux à sens unique. Et j’aime bien découvrir la nudité profonde des humains. C’est mon risque à vivre et de flouer les assis… et peut-être que je reste encore sur ma faim d’humanité.

Vous avez choisi des photos de moments volés pour la grande majorité. Est-ce un choix de départ ou un heureux hasard ?

Tit : Je n’utiliserai pas ce terme de “volés”. Pour moi, en photographie, rien n’est volé. D’autant plus dans ce livre, où je passe quelques instants, quelques heures, mais majoritairement la journée entière avec l’artiste… je ne triche pas. Certes je me fais oublier, discret, invisible, mais ils m’acceptent. Je ne fais que refléter une réalité. Je prends, mais ne vole pas. Je suis dans l’intimité de l’artiste et je cherche, déclenche, un moment de vie, un geste, une expression, un oubli… C’est ma volonté de départ : l’homme ou la femme plutôt que le chanteur, cet instant où il apparaît humain, dans sa faiblesse d’homme, quand la carapace de l’homme de scène, l’homme public, l’homme en représentation, l’homme fabriqué tombe.

Comment ce projet est-il né et surtout, comment avez-vous choisi les artistes rencontrés ?

Véronique Salou : Cet ouvrage fait suite à « Elles et eux et la chanson », dans lequel nous rencontrons 60 artistes confirmés, d’horizons divers. Contrairement au premier ouvrage, nous avons été voir et entendre chaque artiste en spectacle, nous en avons vu des dizaines et nous avons choisi ceux-là pour ce qu’ils étaient, à nos yeux représentatifs de leur genre musical. Leur talent nous a ému.  Leur présence sur scène était à la fois chaleureuse, professionnelle, talentueuse, leur public conquis. Leur langage est surprenant, et leur ton musical a du panache. Les uns comme les autres dégagent une personnalité originale et têtue. Comme s’ils avaient une idée bien précise de leur volonté musicale, cela nous a plu même si nous savions que nous allions aller jusqu’au heurt avec certains ou certaines. L’enjeu était pour nous de faire émerger le défi qu’ils avaient à lancer au monde en tant qu’artistes. Provoquer la curiosité du public, hors des sentiers battus faire découvrir les sentes laborieuses que chaque artiste a suivies pour se construire et en arriver là, au balbutiement de sa carrière.

Peut-on dire qu’il s’agit d’une sorte d’itinéraire de recherche sur l’anatomie de la création ?

Véronique Salou : Ce sont des gens de folie, des bêtes de travail, et des partageux qui embrassent cette carrière. Nous avons voulu dessiner chaque approche comme un possible, comme si tous convergeaient vers la même route, celle du spectacle vivant de la chanson. Leur création ne s’arrête ni à la poésie ni à la phrase musicale, mais elle est permanente sur scène où chaque spectacle devient un spécimen unique. Dans leurs yeux gourmands, il y a de l’envie, de l’espoir, mais surtout beaucoup d’humilité, face à l’itinéraire qu’ils ont à accomplir. Et dans « Dis, Pourquoi tu chantes ! », leur parole est faite d’allers-retours, de certitudes sur leur choix professionnel, leur vocation et de doutes sur leur talent, leurs chances de faire entendre leur création. Tout ce mélange force notre admiration et les rend attachants, émouvants même. Alors à votre question, je peux répondre oui, ils font partie intégrante de la création en marche et en tant que tels appartiennent à leur manière à l’itinéraire de recherche dont nous avons souhaité dresser l’ossature.

« Dis ! Pourquoi tu chantes ? »
(Editions Tirésias)

Lis Facchin

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