Bandeau Longueur d'Ondes n° 101

Luc – L’Autre Distribution



Portrait d’un aventurier de la musique qui n’a pas peur de s’impliquer à fond et de tout miser sur sa passion… Un héros des années 2000.

« Concernant les rêves de gosses, je voulais être Ivanhoé, archéologue, vétérinaire au N’Goro N’Goro (une des plus belles réserves africaines), auteur de talent (je ne faisais pas forcément une grande distinction à l’époque entre les termes talents et succès)… en clair, être un héros. Mais, en ce qui me concerne, l’important n’est pas tant d’accomplir ses rêves de gosses que de continuer à en générer à l’âge adulte. Pour paraphraser une citation d’Oscar Wilde que cite souvent Patricia Bonneteau du label Ladilafé, « Il faut toujours viser la Lune car même en cas d’échec, on atterrit dans les étoiles ». Je n’ai bien évidemment pas réussi à devenir Ivanhoé, la charge vestimentaire de l’armure étant rédhibitoire dans les transports en communs, mais j’ai opté pour une double formation : biologiste pour le côté sérieux qui fait toujours plaisir aux parents et la pratique théâtrale. C’est d’ailleurs cette pratique théâtrale en tant que metteur en scène qui est un peu à l’origine de l’Autre Distribution. » Et comme souvent, c’est une histoire de rencontre. Pour Luc, ce fut Annie Benoid avec qui il a géré et animé un centre culturel entièrement privé à Amboise en Touraine (petite salle de spectacle, salle d’exposition d’art contemporain et centre chorégraphique). C’est là qu’ils ont découvert le travail autour du disque et ont fini par fonder l’Autre Distribution en février 1995. Leurs choix depuis : Mes Souliers Sont Rouges, Amélie Les Crayons, Allain Leprest, Karpatt, La Rue Ketanou, Marcel Et Son Orchestre, Mano Solo, Kent, Pigalle, Alexis HK, Serge Teyssot Gay, les Hurlements d’Léo, Stupeflip, Holden, Moriarty et bien d’autres. « J’ai toujours eu une énorme soif de connaissance qui s’est traduite, gamin, par un appétit féroce de lecture, ce « goût de l’écrit » ne m’a d’ailleurs pas quitté et conditionne encore beaucoup de mes choix de vie et les choix des artistes que nous défendons. »

En quoi consiste exactement le métier de distributeur ?

« Rendre disponibles les albums, mais surtout les mettre en place au mieux des possibilités ; cela implique travailler un nombre de réseaux très différents : des magasins spécialisés habituels et reconnus au réseau de l’hyper distribution (si l’album le permet) et enfin, des librairies ou d’autres lieux capables de défendre les artistes en question. Cela nécessite concrètement un travail de référencement, de prise de commandes, de livraison et de suivi. Voila pour ce qui concerne la base ; la réalité est en fait bien différente. Face à l’abondance de sorties d’albums et à l’espace de vente qui se réduit comme peau de chagrin, la vocation de distribuer des artistes est en train de considérablement changer ; soit elle deviendra une simple (et donc faible) force de proposition, soit elle sera une farouche force d’affirmation. Elle doit être une véritable courroie de transmission du sens, de l’unicité, de la qualité des artistes proposés et de leur positionnement auprès du public. Le distributeur efficace et efficient est celui qui affirme dans ses choix et dans les labels qu’il soutient, une direction de catalogues d’artistes, des validations promotionnelles et de tournées, en clair, il doit être investi et prendre délibérément le risque de mettre sur la table sa réputation, son sérieux et ses choix afin de défendre au mieux ceux qu’il représente. Cela sera soit un acte commercial de plus soit un espace d’affirmation militant et efficace. »

L’Autre Distribution, un travail d’équipe ?

« Elle se compose d’une vingtaine de personnes dont 8 commerciaux, une logistique intégrée. Le nombre d’artistes distribués par an se situe entre 80 et 120, soit une moyenne de 8 à 10 sorties par mois repartis sur les rayons chanson et rock française, musiques du monde, jazz, enfants, rap et musiques électroniques. L’important pour nous est de sortir peu d’albums dans le même rayon le même mois afin de laisser toutes leurs chances aux albums et artistes que l’on propose. »

Les grands virages depuis 1995 ?

« Un travail accentué sur la chanson française à partir de 2001 avec une application sur des choix d’auteurs et de groupes de scène étonnants ; il est important de mobiliser toujours cette double lecture de l’écriture et de la scène… Un travail de consolidation sur des territoires à l’export ou l’Autre Distribution a une image de label… Le départ en juin l’année dernière, d’Annie après plus de seize années de collaboration. »

Comment se font les choix d’artistes ?

« Par l’écoute et la scène, et en privilégiant toujours la qualité au commercial. Je n’ai cependant de cesse à chercher à accroître le potentiel de reconnaissance des artistes au côté desquels je m’engage. A mes côtés Il y a des familles d’artistes qui partagent avec moi des valeurs et des convictions actées. Nous nous connaissons pour certains depuis très longtemps et nous avons toujours autant de plaisir à débattre et se battre face à une conjoncture parfois difficile. Certaines connaissances de longue date nous rejoignent lors d’un nouveau projet, d’une fin de contrat avec leur maison de disques ; ils viennent alors nous voir pour discuter de leur nouvelle proposition artistique et découvrir en quoi consiste notre travail de distributeur. »

La crise du disque ?

« Il y a différentes crises du disques, il faut savoir de quelle crise nous parlons ! Est-ce réellement de l’objet disque dont nous parlons le plus souvent, de la crise de l’industrie du disque, d’une crise culturelle, technologique ou sociétale ? Si l’on parle d’une crise de l’industrie du disque c’est plus que notable et vérifiable, l’effondrement des tops ventes concurrencé par le téléchargement illégal concerne la très grande majorité de l’effondrement des ventes, ce n’est donc peut-être pas à une crise du disque généralisé à laquelle nous assistons, mais le déclin d’un modèle que nous a servi comme étant le seul possible. Pourquoi voulez-vous qu’un amateur de musique classique ou de jazz de haut niveau instrumental et sonore aille se gorger de MP3 de mauvaise qualité ? Pourquoi voulez-vous que quelqu’un qui aime réellement un artiste au point de suivre ses concerts, renonce à l’idée de posséder un objet représentatif de cet artiste, que ce soit un disque, une affiche, un livre ? Il est d’ailleurs toujours étonnant de voir après les concerts des jeunes qui achètent des albums sans pour autant avoir chez eux des chaînes HI FI pour les écouter, ils les écouteront sur ordinateur ou les amènerons chez des proches qui ont une chaîne mais il leur appartiendra ! »

Alors la situation de la musique actuelle est grave mais pas désespérée…

« Certainement pas désespérée, sinon j’arrêterai de me battre. Pour bien comprendre le présent et essayer d’anticiper l’avenir il faut toujours savoir d’où l’on vient et connaître aux mieux et analyser les avatars passés et accidents qu’il y a eu. La proposition qui nous serait faite dans cette crise du disque se résumerait à une dématérialisation inéluctable et définitive et, sous-jacente, une gratuité aussi inéluctable de la musique. Je pense que la vérité ne sera pas exactement de cette veine-là et qu’il faut impérativement résister à cette pensée devenue quasiment unique car les conséquences en seraient terrifiantes. Elle jouerait indéniablement sur la création et la diversité de proposition culturelle, ce serait un immense cimetière, car le numérique ne propose pas encore, et de loin, de solution viable afin de rémunérer correctement la création. Il faut avoir une vision multipolaire : les musiques devront être proposés sur différents formats qui toutes n’auront pas la même fonctionnalité et forcement la même pertinence par rapport à un public défini.

Il y a un Internet grand public, plutôt basique et sans grand intérêt, et il y a un Internet pertinent, de recherche et d’échange. Ce n’est qu’un nouveau vecteur comme la télévision en son temps ou la radio. Les strates s’accumulent mais la grande vérité reste la même il y aura toujours des artistes formatés grand public qui ne doivent pas être la seule proposition disponible et des artistes avec un univers unique, une proposition de sens et d’émotions si particulière, qu’elle ne peut être remplacée. Ces artistes-là ont une validité bien plus forte que la simple évocation d’un pourcentage de part de marché ; ils sont et resteront les leviers essentiels de tout un imaginaire, un supplément d’âme dont nous aurons toujours une soif inextinguible. Je fais beaucoup plus confiance que d’autres en l’irréductibilité de ce besoin, et la nécessité d’appropriation, de communion et de savoir qu’il y a chez nos contemporains. »

L’autre Distri : Le site internet

Serge Beyer

Photos : Marylène Eytier

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