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RICHARD GILLY & HERVE LE DUC

Leur collaboration : Mémoire Vive (2022)

 

Richard Gilly, orfèvre fécond mais discret, continue de tisser sa toile avec une rare intelligence et une passion insatiable, près de 50 ans après ses débuts. Une poignée d’années après son précédent opus Les contes de la piscine après la pluie (2015) qui l’avait vu collaborer avec son ami le multi-instrumentiste Freddy Koella, et quelques pépites égrenées au fil du temps sur la toile (Bandcamp) au gré de ses émotions, il remet le couvert pour un nouvel album avec un autre de ses fidèles, le musicien et arrangeur Hervé Le Duc.

En résulte un album empreint d’humanité, qui aborde avec sensibilité et hauteur de vue les thèmes qui secouent la société actuelle : le sort réservé aux réfugiés “Migrants”, les violences conjugales “Bleus”, le dérèglement climatique “Au large de Véga”, les déshérités “Par la main que tu tends”, Dieu et son silence assourdissant “Si t’es là-haut”… sans oublier l’amour refuge qui apporte le réconfort indispensable à nos vies “Ad vitam aeternam” ,”Je veux me perdre”… Du grand art !

L’occasion d’un entretien croisé riche d’enseignements.

L'entrevue de Richard Gilly et Hervé le Duc sur Longueur d'Ondes

 

Dans le passé, vous avez à plusieurs occasions collaboré ensemble. Pouvez-vous évoquer l’un et l’autre des moments marquants de ce travail en commun ?

RG : «C’est une amitié de longue date, en 1993, nous avons produit ensemble mon cinquième album Rêve d’éléphant, qui m’a permis de me remettre en selle après 12 ans d’absence. 

Puis au début des années 2000, nous nous sommes retrouvés pour qu’il réalise les orchestrations de 8 titres parmi les 24 que j’avais composés pour ma fresque musicale retraçant les deux dernières années de la vie de Vincent van Gogh. Lui seul pouvait marier voix/guitare sèche et grand orchestre avec un tel talent !»

HLD : «J’ai rencontré Richard un samedi du mois de juin 1984 au Studio Gang, boulevard de l’Hopital (à l’époque, j’y passais mes journées et mes nuits en compagnie du regretté et talentueux Olivier Do Espirito, un ami commun). Ce jour-là, Richard venait mixer un titre réalisé par Alain Pewzner, un autre ami commun. L’automation n’avait pas encore été installée sur la console API et on manquait de doigts pour pousser les faders et “muter” les pistes. Voilà donc notre toute première “rencontre/collaboration”.

J’ai souvenir que le courant est rapidement passé entre nous. Je lui sais gré de m’avoir fait confiance alors même que je n’étais musicien de studio que depuis un an. Claude Putterflam ayant fait du Studio Gang un lieu quasi familial où tous les gens qui venaient y travailler finissaient par se lier d’amitié, j’avais déjà acquis, grâce à deux autres de nos amis, (Hadi Kalafate et Gérard Kawczynski dit “Crapou”), une bonne expérience en tant qu’arrangeur-orchestrateur de musiques de pub, mais je ne m’étais pas encore vraiment confronté au format chanson. Peu de temps après, j’ai pu racheter le Tascam 8 pistes à bande 1/2 pouce de Hadi et installer un petit home studio dans le minuscule 2 pièces que j’occupais boulevard Richard Lenoir, en face du Bataclan.

Richard et moi nous sommes donc revus régulièrement pour travailler sur des titres en vue d’une signature. Celle-ci est arrivée en 1992 et a donné lieu à la production de l’album « Rêves d’éléphant », qui reste un très joli souvenir. Comme pour celui-ci, nous avions tout fait à deux, à l’exception de quelques guitares et mandolines jouées par l’excellent Freddy Koella et de l’enregistrement et du mixage effectués par Bertrand Bidault de L’Isle. Je ne réécoute généralement pas les albums sur lesquels j’ai travaillé, mais celui-ci fait partie des rares que j’ai toujours plaisir à redécouvrir. Mais pour revenir à votre question et cesser ce bavardage d’ “ancien combattant”, travailler avec Richard a toujours participé pour moi d’un moment “marquant”, d’un moment unique, humainement comme musicalement. Richard est à la fois un être et un artiste à part ; je me demande d’ailleurs, s’agissant de lui, si la moindre pertinence réside en cette différentiation.

Ses guitares accordées en d’improbables open tunings sur lesquelles il déploie des mélodies assez minimalistes produisent de véritables Objets Musicaux Non Identifiés. Quant à ses textes, il me paraît inutile d’en rajouter : très peu d’auteurs écrivent avec autant d’intensité et de délicatesse. Pour clore, je me permettrais de relater une anecdote : l’auteur d’une biographie sur Véronique Sanson (avec laquelle j’ai collaboré pendant 17 ans), m’avait un jour demandé de définir en quelques mots le métier d’arrangeur et je me souviens lui avoir répondu : « un arrangeur, c’est un emballeur de cadeau lorsque la chanson est bonne et un sauveur de meuble lorsqu’elle l’est moins ». Avec Richard, je n’ai jamais eu d’autres choses à faire que d’emballer des cadeaux ; le bilan de ces trente-sept années me parait donc plutôt positif.»

Pour la conception de cet album, les échanges via Internet ont été privilégiés. Comment avez-vous fonctionné ?

RG : «Avec internet on peut penser que la difficulté c’est la distance; mais nous nous connaissons très bien et je savais que les pianos que j’avais en tête pour transposer mes accords de guitare, seul Hervé pouvait les réaliser. C’est mon frère de « song », il attache beaucoup d’importance à mes textes et construit des écrins pour les mettre en valeur. Donc nous avancions par couches successives en partant d’une guitare (ou piano) voix, faisant le point après chaque rajout; une sorte de « sur mesure ». »

HLD : «Lentement (rires), mais Internet n’y est pour rien. Je sais bien que Richard aura l’élégance de ne pas en parler, mais pour ma part, je ne puis séparer la genèse de l’album du contexte dans lequel celui-ci m’a trouvé. Lorsqu’il m’a appelé, début 2020, pour me parler de ce projet, je n’avais pas retouché à un instrument depuis 10 ans. Dès la fin des années 2000, je pressentais que ce “métier de la musique” (tout du moins de la façon dont nous avions eu le privilège de l’exercer depuis plusieurs décennies) n’allait pas tarder à disparaître, je pressentais que son modèle économique allait s’effondrer, que son exercice deviendrait de moins en moins viable. Je me garderais bien, ici, de rentrer dans les détails, mais tout en constatant avec tristesse que ce qui s’est passé ces 10 dernières années a de loin dépassé mes craintes. Bref ; j’étais passé à autre chose.

Finalement, j’ai eu le déclic au mois de juin, 2 ou 3 jours après que l’on m’ait diagnostiqué un cancer. Étrangement, j’ai immédiatement repensé à la proposition de Richard et d’un seul coup, c’est devenu un besoin impérieux, une nécessité absolue pour moi de faire cet album. Je l’ai donc rappelé pour lui dire que j’étais finalement partant et fort heureusement pour moi, Richard est un garçon patient… (sourire).

Dans ces circonstances, la piste du « télétravail » a logiquement été envisagée. Tous les quinze jours, j’allais faire ma chimio, j’attendais pendant une petite semaine que les effets secondaires me lâchent et je me remettais à travailler. Ce fut ainsi pendant les douze premières semaines. Pendant cette première phase, Richard a accepté que je lui propose une version de l’album telle que je l’entendais ; j’en avais besoin, sans doute pour me rassurer après une si longue pause. Richard l’a compris et je l’en remercie encore. A la fin de l’automne, je lui ai fait écouter mes versions. Et… c’est à partir de là que les vrais problèmes ont commencé… (rires)

Entre Richard et moi, il n’a toujours été question que d’honnêteté et de franchise. Autre avantage : les problèmes d’égo n’ont jamais trouvé la porte d’entrée de notre relation. Je comptais donc sur le fait qu’il émette des réserves, des remarques, des critiques. Il faut toujours garder à l’esprit qu’arranger ou orchestrer une chanson, c’est quasiment une violation de domicile ; dans tous les cas, c’est tenter, avec prétention, naïveté ou inconscience (au choix), de s’insérer dans l’intimité d’un Autre, d’essayer de trouver sa place dans son monde, dans son irréductible altérité. Et en réécoutant aujourd’hui ces premières versions, je reconnais que sur certaines chansons, j’y étais allé un peu fort (rires).

Au fil de nos innombrables échanges, Richard m’a aidé à reprendre chaque chanson, la dépouillant de certains éléments et l’enrichissant d’autres ingrédients et ce, jusqu’à ce que j’arrive à obtenir ce fragile équilibre qui consiste à avoir emmené le morceau ailleurs, dans une autre partie du monde de Richard, un coin où il n’avait pas encore pensé à aller se promener, mais où, au final, il allait se sentir au mieux. Dans le même temps, ses commentaires sur mon travail m’aidaient à sortir de ma zone de confort, à utiliser mes outils différemment et donc, à continuer d’apprendre. Le résultat final est issu de ce « win-win » permanent.»

Quelles ont été les difficultés rencontrées ?

RG : «Ça prend un peu plus de temps mais finalement c’est un avantage, ça m’a permis de faire le deuil de mes maquettes (j’y suis toujours très attaché) et d’aller plus loin que je ne l’avais imaginé. J’ai même composé et rajouté un titre.»

HLD : «Aucune, sinon le tempo imposé par mes traitements et la fatigue qu’ils engendrent. Je radote, mais Richard a été hyper patient et compréhensif, tout en restant extrêmement impliqué, investi et vigilant ; tout cela additionné, oblige (au sens positif de ce verbe). Mais malgré les interruptions qui me contraignaient (me frustraient, parfois), la progression m’a tout de même paru assez fluide. Cela posé, j’ai néanmoins conscience que ces modalités de travail n’ont été rendues possible que parce qu’au-delà des aventures musicales que nous avons partagées, notre amitié est solidement et anciennement ancrée. Aussi parce que Richard est quelqu’un d’immensément respectueux, intègre et fidèle ; comme chacun sait, ce type de maladie occasionne une fichue bataille au cours de laquelle il est primordial de garder un moral d’acier. En cela, ce projet aura agi sur moi comme une thérapie géniale, atténuant et adoucissant certains moments des plus rudes.»

Comment s’élaboraient les arrangements ?

RG : «À 80 %, je garde toujours la première prise de son de la voix, celle des démos.

Il y a une émotion, une fragilité, que l’on ne retrouve que rarement. La répétition tue le naturel, ce fil tendu que l’on parcourt de l’introduction jusqu’à la dernière note. La difficulté pour Hervé était d’intégrer une piste de voix en créant un piano tout en se calant sur cette dernière, posée à l’origine sur une guitare (Exemple: « Si t’es là-haut »). C’est un peu difficile à expliquer mais plus encore à réaliser (bravo Hervé !).»

HLD : «Je pars de l’ossature : la voix ; ce qu’elle nous dit à la fois d’elle et du texte qu’elle véhicule. Ensuite, je bâtis, mais avec la piste de voix en permanence à l’écoute. C’est la voix qui définit tout ; c’est autour d’elle que le spectre sonore se définit naturellement, sans effort. Richard m’épate, car même s’il s’en défend parfois, c’est un immense interprète. Sa voix m’émeut et donc, m’inspire immanquablement. Concernant l’instrument de base, sa guitare, elle est très souvent indissociable de son flow, agissant de façon contrapuntique avec les accents de ses textes. D’ailleurs, à l’exception d’un titre où elle s’est vue remplacée par un piano (lequel s’est imposé de lui-même), la guitare de Richard est toujours dans les parages.»

Quels sont les thèmes abordés sur ces nouvelles chansons, la couleur musicale privilégiée ?

L'entrevue de Richard Gilly et Hervé le Duc sur Longueur d'OndesRG : «L’amour, le temps qui passe, et cette boule ronde sur laquelle nous posons nos pieds chaque jour avec son flot d’images qui défilent devant nos yeux… Ça laisse forcément des traces, et chez moi des chansons. La couleur est plutôt acoustique, un mélange de guitare et de piano, un peu de cordes et de pads… Hervé vous expliquera mieux que moi.»

HLD : «Même si je souscris entièrement aux thèmes abordés dans ces nouvelles chansons, je considère que Richard, légitimement, est plus à même de répondre à la première partie de cette question. Concernant la couleur musicale, je sais qu’à aucun moment nous nous sommes dits quelque chose du genre « tiens, on devrait essayer tel style musical pour tel morceau ». Ni l’un ni l’autre ne fonctionnons de manière systémique, et encore moins systématique. Instinctivement, nous affichons une certaine méfiance envers des solutions qui pourraient se présenter comme “trop évidentes”.

Nos influences sont autant picturales, architecturales que musicales. On parle de couleurs, de formes, d’images, de références, on évoque des extraits de films, on réfère au son d’une contrebasse entendue au fin fond du mix d’un album, etc.. On essaie, autant qu’il est possible, d’éviter les réflexes, les recettes et le “prêt-à-sonner”. Mais à l’instar de tous nos congénères, nous sommes poreux et chaque auditeur reconnaîtra bien évidemment nombre d’influences qu’effrontément nous revendiquons.»

Hervé, comment avez-vous traité le chant lors du mixage final ?

HLD : «Très bien ; je pense ne lui avoir fait aucun mal, ni causé aucun tort (rires). Plus sérieusement, cela fait pas mal de temps que je ne crois plus à ce truc de « mixage final », dans le sens où tout d’un coup, on baisserait tous les faders à zéro. La balance entre les instruments se définit naturellement au fil de la construction de l’arrangement et toujours par rapport à la voix. Remettre tout à plat, faire tabula rasa de tout ce qui a été patiemment élaboré, ce serait prendre un risque insensé : celui de perdre ce « fragile équilibre » que j’évoquais précédemment. Avec un soft comme Logic Pro nous aurions certes pu nous amuser à le faire, puisque tout est par définition non-destructible, mais précisément parce que le logiciel offre des possibilités infinies, le danger réside dans le fait de se retrouver à ne plus être en capacité de choisir entre 3 ou 4 versions d’un mix. Nous sommes donc restés sages.

Sur un plan un peu plus technique (et là, un véritable ingénieur du son criera sans doute, et peut-être avec raison, à l’hérésie), je commence par m’occuper du son de la voix, quitte à ce que je sois amené par la suite à devoir l’affiner ou le modifier. Sur un album tel que celui-ci, où les chansons qui le composent sont plutôt traitées de manière intimiste, il n’y a nul besoin d’une surenchère d’effets sur la voix ; j’ai utilisé un peu d’équalisation, de compression, un noise gate (avec un seuil et une enveloppe douce) et parfois, mais pas systématiquement, une once de reverb. La proximité était l’effet recherché ; c’est-là sans doute le seul aspect “calculé” de l’album, la seule volonté émise dès sa genèse.

Une fois la voix placée à l’endroit précis du spectre où je sens qu’elle doit se trouver pour continuer, écoute après écoute, de m’émouvoir, je peux alors et sereinement commencer à la soutenir, à l’entourer, etc, tout en restant attentif et précautionneux en matière d’instrumentation. Cette méthode a un grand avantage : elle me permet immédiatement de me rendre compte qu’un son que je souhaiterais ajouter parce qu’il me plaît en soi, vient en fait parasiter ou menacer la voix en mordant sur ses plates-bandes.

En regard de toutes ces considérations et d’un commun accord, Richard et moi avons don décidé de sauter la case « mixage final », nous contentant d’affiner et d’optimiser les balances de travail. La cohésion (niveaux, EQs, compression, etc) entre chaque titre se fera lors du mastering. Mais d’ores et déjà, le terrain est préparé : je travaille en permanence avec un multimeter/ analyseur de spectre affiché sur un de mes écrans, histoire d’éviter certaines mauvaises surprises à l’arrivée.»

Êtes-vous l’un et l’autre pleinement satisfaits du résultat obtenu ?

RG : «Pleinement et voire plus ! Je suis entièrement satisfait. Hervé m’a fait sortir de ma zone de confort, axé sur mon picking, et le folk qui va avec. Ses claviers donnent une couleur générale à l’album. C’est doux sans être mièvre, profond sans être lourd… sensible. J’adore ce huitième album !!!»

HLD : «Pour ma part et en toute franchise, oui. Cessons la fausse modestie : à maints titres, je suis ravi de cette aventure. Et pendant que j’y suis, je vais également faire l’économie d’une certaine fausse pudeur : j’ai pour Richard une admiration, une gratitude et une tendresse infinies. Album après album, il continue de tracer sa route et je suis particulièrement heureux qu’il m’ait une nouvelle fois convié à l’emprunter. Et comme il est une sorte de Grand Cru Classé qui se bonifie avec le temps, je ne me dis désormais qu’une chose : « vivement le prochain ! ». »

Texte: Alain BIRMANN

Photo de Richard Gilly : Marie-Pierre LASSAILLY 

>>Site de Richard Gilly  – Lien d’écoute

>>Site de Hervé Le Duc

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