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NOVA MATERIA

Conquistadores du son

C’est au fin fond du Yucatan au Mexique que Caroline Chaspoul et Eduardo Henriquez sont allés chercher la matière première de leur ambitieux projet, en captant les sons de la nature environnante. C’est ainsi que dans Xpujil, leur dernier album, ils arrivent à tirer parti de la force qui se dégage des éléments minéraux et végétaux pour sublimer leur musique. Le résultat est saisissant de beauté et d’authenticité.

“Xpujil”

Crammed Discs / PIAS Digital

 

L’ALBUM

Xpujil (Crammed Discs / PIAS Digital) : Le duo signe avec ce disque qui emprunte son nom à l’un des hauts lieux de la civilisation Maya une œuvre tout à fait exceptionnelle aussi bien dans son format – un seul morceau plus de 40 minutes – que dans sa profondeur. Les musiciens ont repris le travail d’alchimistes initié avec leur précédent et premier LP, It comes, et surtout l’ont amené à des niveaux encore peu, voire jamais, explorés. De leurs compositions émerge un univers onirique tout à fait unique construit sur un savant mélange de notes primaires, de sons électroniques et d’envolées psychédéliques, un peu à la manière du pari insensé que Pink Floyd avait réussi à Pompéi. La comparaison ne doit pas forcément s’entendre au sens musical propre, mais plutôt dans la capacité qu’ont ces deux projets à apprivoiser la nature – la lave, la forêt, la terre, l’eau, le monde animal – pour permettre à l’auditeur de pénétrer au-delà de la partie perceptible de son spectre sonore. Cette immersion totale dans un monde empreint de mystère fait ressurgir les émotions les plus immaculées et impose une expérience intérieure hors-norme, à l’opposé de l’agitation des métropoles et de la vitesse supersonique de la transformation digitale dont, tous comptes faits, nous sommes plus spectateurs qu’acteurs. Elle appelle à un retour aux sources, celles d’un temps ou l’homme et la nature étaient en symbiose avant que la fracture n’apparaisse. Cette cassure sans doute irréversible à partir que laquelle les civilisations, au premier rang desquelles celles des peuples dits primitifs, se sont vues devoir abandonner le pluriel pour laisser place au singulier d’une seule et unique civilisation, en vérité bien peu singulière mais néanmoins appelée “la” civilisation, avec ses mégapoles, sa frénésie et ses excès. Plus qu’un disque, ce sont 40 minutes hypnotiques qui renvoient à une véritable réflexion sur notre monde, à un retour vers une sorte de pensée virginale, libre de toutes pollutions, au premier rang desquelles celles engendrées par l’homme. Et parce tout ceci relève d’un luxe qui n’a pas de prix dans ce qu’est notre monde aujourd’hui, Xpujil trouvera rapidement sa place parmi les œuvres symphoniques contemporaines les plus importantes, et ce ne sera que justice.

L’ENTREVUE

 

Comment vous êtes vous rencontrés ?

Eduardo : « On s’est connus en 1989. Dans les années 90, on s’est installés au Chili, on a monté Panico et nous y sommes restés presque 10 ans. Puis, on est revenus en France au début des années 2000 toujours avec le projet Panico que l’on a arrêté en 2012. On a alors passé quelques années à travailler en électrons libres à faire de la musique de films. En 2014, on a décidé de monter Nova Materia qui est le projet sur lequel on se concentre en ce moment. Le concept est de faire de la musique à partir de la matière, d’où le nom, Nova Materia – Nouvelle Matière. C’est à partir de la manipulation de la matière que l’on arrive à la musique. Dans le disque présent, Xpujil, le matériau source c’est le son, à partir de la captation sonore qu’on a faite dans la jungle. »

C’est votre deuxième album après It Comes en 2018, aux allures kraut, électro et post-rock. Vous avez pensé Xpujil comme sa suite ou comme un projet complètement différent ?

Caroline : « Il a été pensé comme un projet complètement différent. La genèse de Xpujil part d’un travail de collecte de sons que l’on réalise depuis plusieurs années en fait, 3 même peut-être 4 ans. À un moment, on a acheté des micros binauraux pour commencer à tester la spatialisation. On se baladait tout le temps avec nos micros et on a commencé à faire des captations un peu partout dans le monde et en France, et à faire cette collecte. On avait ce travail qui était en route et régulièrement on se posait et on se demandait comment l’utiliser intelligemment, soit au sein de Nova Materia soit ailleurs. Et puis avant le confinement, on s’est dit que ça serait bien si on pouvait en faire un album. On a donc commencé à utiliser cette matière, à la triturer et à expérimenter. On a ensuite joué dessus. »

Eduardo : « On a travaillé autour de la collection de sons, mais la démarche autour du Mexique est tout à fait particulière. On avait délibérément décidé d’aller là-bas pour faire ce travail de captation. »

Justement pour Xpujil vous avez passé du temps dans des endroits très reculés, dans le Yucatan et les ruines d’une cité Maya, à écouter la nature et capter des sons. C’était le but du voyage ou une fois là-bas vous vous êtes dits « Tiens puisqu’on est là et qu’on entend des choses intéressantes autant les capturer sur bande » ?

Eduardo : « Le voyage au Mexique a été fait parce que l’on voulait aller capter le son autour de cette cité Maya. Entre autres choses – parce qu’il y a plein d’éléments qui ont été importants – on avait lu le livre d’Alexis Jenni qui s’appelle La conquête des îles de la terre ferme. Cette lecture a nourri notre réflexion autour de l’Amérique Latine et la rencontre de l’Amérique Latine et de l’Occident. En faisant des recherches sur le sujet, on a découvert l’existence de cette cité maya qui s’appelle Calakmul, découverte récemment, partiellement défrichée et qui est difficile d’accès. »

Caroline : « C’est une cité très étendue, ce qu’on appelle une mégapolis pour cette civilisation. »

Eduardo : « On a voulu connaître cet endroit et documenter ce voyage. Le disque s’appelle Xpujil parce que pour accéder aux ruines de Calakmul, on passe la nuit dans une petite ville de jungle qui s’appelle Xpujil avant de partir au petit matin pour s’enfoncer dans la jungle et marcher plusieurs heures. C’est ce trajet qu’on a documenté et qui a servi de base pour le travail de défrichage. »

Caroline : « C’est cela qui a permis de structurer cette collecte de sons. »

Dans It Comes vous utilisiez déjà les sons environnants mais plus à partir d’une approche industrielle, avec des tubes et autres objets métalliques. Vous avez une approche de la musique à partir des sons de la nature (même si vous utilisez les sons des pierres notamment depuis longtemps), c’est le besoin d’un retour à une certaine forme de minimalisme ?

Caroline : « En fait, oui et non. Oui, parce qu’à l’époque de It Comes, pour ce qui est de l’intention, la démarche et le propos, on y était déjà. Maintenant, on s’est peut-être plus recentrés sur l’aspect nature parce que c’est plus directement lié à ce que l’on vit actuellement. Et puis il a aussi le fait que l’on ait travaillé avec des micros binauraux, alors forcément ce qui nous entoure est un propos de premier plan, plus que l’industriel. C’était une relation directe avec ce qui nous entoure. Maintenant pourquoi plus la nature que la ville ? Il y a de la ville quand même avec des sons captés dans des marchés urbains, ainsi que plein d’espaces qui sont des endroits de ville que l’on ne reconnaît pas forcément parce que nous avons parfois ralenti les bandes. Ce dont on s’est rendus compte, c’est qu’en ralentissant le BPM, on s’est trouvés en présence de schémas auditifs qui sont assez similaires entre nature et urbanité. »


Pour l’enregistrement, vous avez apporté un soin tout à fait particulier à la qualité d’écoute. Ça a demandé des moyens assez importants qui font que vous n’auriez peut-être pas pu enregistrer n’importe où sans doute…

Eduardo : « Curieusement les moyens d’enregistrement étaient très basiques. On ne voulait pas se charger de matériel, pour pouvoir être discret notamment. On a travaillé avec des micros binauraux, qui sont comme des écouteurs que tu mets dans les oreilles et chaque oreillette enregistre, ce qui a la particularité d’enregistrer un son en 360°. C’est vraiment très impressionnant. Et à part ça, on avait un enregistreur numérique et c’est tout. Par contre, il a eu un gros de travail en post-production. Le tout s’est fait en 3 étapes : la captation des sons sur le terrain, puis la composition qui s’est faite dans notre studio chez nous où l’on a travaillé les bandes, le rythme et rajouté l’instrumentation. Puis, la production en studio pour laquelle on s’est entourés de deux ingénieurs du son qui ont un studio à la Gaité Lyrique (Antoine Petroff et Thibaut Javoy). Les deux s’intéressent beaucoup à l’immersion et nous ont proposé de mixer l’album au studio Cosmos Acoustique. On a installé 12 haut-parleurs et on a enregistré en spatialisant avec ce dispositif, avant une réduction stéréo en binaural simulant un 360°. Le tout a été réalisé à partir de logiciels développés par l’IRCAM. Le disque a ainsi la particularité d’avoir ce son englobant. »

Est-ce que justement ça va obliger les personnes qui veulent écouter Xpujil à avoir un dispositif d’écoute particulier ?

Eduardo : « Non, parce que personne ne l’a ! Les gens peuvent l’écouter au casque, ce qui donne une très bonne restitution. Mais ce qui est intéressant c’est que les personnes qui veulent écouter le travail tel qu’il a été fait doivent venir le voir en live ! »

Caroline : « Je trouve que c’est une chouette proposition d’ouvrir cette possibilité qu’en écoutant au casque tu as une autre perception, ce n’est pas si fréquent que cela. Proposer un album en binaural c’est assez rare comme démarche.»

Qu’est-ce que vous aimeriez que les gens ressentent ou à quoi vous aimeriez qu’ils pensent à l’écoute du disque ?

Caroline : « La base de cette expérience, c’est l’idée d’immersion, très en vogue aujourd’hui. Ça peut provoquer des choses multiples et variées. On l’a d’ailleurs déjà testé, notamment quand on a l’a joué en live en spatialisé, ce qui était aussi nouveau pour nous et on ne savait pas trop à quoi s’attendre. L’effet sur le public après le concert était assez proche du psychotrope !  Ça peut bien sûr provoquer d’autres sensations, mais le fait de ressentir le son de façon très très physique, même s’il ne s’agit pas de danse, c’est assez factuel, c’est vraiment ce qui se passe. »

Eduardo : « En fait, quand on a commencé ce travail, on ne savait pas qu’il allait finir en album. Au départ, on a fait des recherches sur le battement binaural (forme de relaxation). Quand on a envoyé ce travail à Marc Hollander [Ndrl : fondateur du label Crammed Discs], ils ont tout de suite accroché. Il y a une vraie réflexion sur l’écoute et le sens de l’écoute. Quand Marc nous a proposé d’en faire un album et de le sortir dans la série “Made to measure”, qui est un immense honneur, on a voulu pousser cet aspect. C’est presque un travail politique sur le pouvoir de la musique sur l’esprit, alors qu’on se concentre d’habitude plutôt sur ce qu’elle fait sur le corps. »

 

Vous avez fait appel à des musiciens pour vous épauler notamment un violoncelliste et une musicienne (spécialiste de l’interprétation électronique des insectes) c’est tout à fait original, vous aviez déjà travaillé avec eux ?

Eduardo : « On ne connait pas personnellement Ikue Mori, une Japonaise qui vit à New-York, mais on suit son travail depuis longtemps. Elle a travaillé avec Sonic Youth et le groupe DNA entre autres puis a fait une carrière solo. Elle a sorti un disque, Class Insecta, qui est d’une grande importance pour nous, vraiment précurseur dans le début des années 2000, où elle s’intéresse à reproduire le monde sonore d’insectes à partir de boîtes à rythmes et de synthétiseurs. Quand on a commencé à travailler sur ce disque, on a naturellement pensé à elle et a eu la gentillesse de nous répondre positivement. Elle nous a envoyé 2 pistes qu’elle a posées sur la musique qu’on lui a envoyé. Pour Gaspard Claus, on s’était rencontrés en résidence, et un jour il est venu avec son violoncelle, et ça a bien fonctionné. »

Caroline : « Gaspard a pris une direction musicale bien sûr mais aussi bruitiste. Il utilise son instrument à partir de la matière du bois, c’était intéressant de faire un lien qui matchait bien avec l’environnement du projet. »

 

Vous avez pu le jouer déjà à Villette Sonique, quelles sont vos impressions de cette première expérience ?

Eduardo : « C’est un gros travail de concentration, on ne fait pas le même album en live. Les gens qui aiment l’album vont le retrouver bien sûr, mais avec d’autres choses aussi. Il y a un chemin musical avec plusieurs parties et le challenge est d’être dans un état de concentration suffisant pour garder un niveau de tension et amener l’audience dans le voyage qu’on veut lui faire faire. »

Caroline : « Le fait de faire un live spatialisé nous oblige à penser la musique différemment. On doit imaginer comment tel son est perçu lorsqu’il t’englobe. Du coup, on change les choses suivant si on est en spatialisé ou pas. Le rôle de l’ingé son est primordial. On a rajouté des sons qui ne sont pas dans le live. Par exemple, j’ai utilisé des gongs qui ne sont pas sur le disque pour créer les effets de transe, Ça marche très bien que ça soit dans le jeu percussif ou pour la résonance des gongs qui fonctionnent un peu comme des drones. On travaille sur la texture des sons et leur impact sur le public. »

C’est un projet très ambitieux, vraiment original, quelles sont les pistes de déclinaison de Xpujil – au-delà du simple album – que vous aimeriez explorer et éventuellement que vous avez déjà initiées ?

Eduardo : « C’est aussi l’idée de ce projet. Dès le début, on a vraiment voulu faire un projet qui soit plus qu’un album. Il y a un travail de longue haleine que l’on a initié avec une artiste visuelle, Mathilde Delavenne, pour pouvoir proposer une nouvelle expérience de ce live, en pouvant spatialiser une image en plus du son. En parallèle , on travaille à l’idée d’une installation sonore que l’on puisse laisser dans différents lieux. Finalement avec la Gaité Lyrique, on collabore pour proposer une série sonore qui va s’appeler “Sur les traces de Xpujil”, où en 4 épisodes on va proposer une réinterprétation de l’album avec un artiste invité, depuis le studio binaural de la Gaité Lyrique, d’octobre à janvier. Avec chaque invité, un par mois, on va explorer une facette différente. »

Caroline : « Travailler avec d’autres corps de métier aussi. On a depuis longtemps la réflexion qui consiste à voir comment on peut emmener la musique ailleurs, sortir des codes, être plus transversal. »

Vous êtes sur le label Crammed, très pointu, vous échangez avec d’autres artistes ?

Eduardo : « On échange avec des artistes, oui. Crammed sort toujours des disques qui sont des propositions intéressantes, même si ce n’est pas toujours la musique qu’on écoute a priori. Ils arrivent à s’affranchir de l’obligation de l’entertainment pour proposer une réflexion sur la musique. Au-delà des artistes, Marc Hollander a beaucoup nourri notre réflexion, discuter avec lui est toujours super enrichissant. Les discussions ne se font pas autour de la promotion mais du contenu. »

Caroline : « C’est une très bonne famille ! Crammed ne va pas vers la facilité, c’est peut-être pour ça qu’il dure depuis 40 ans. C’est un vrai label, au sens éthique du mot. »

Xavier-Antoine MARTIN

photos Philippe Levy 

DATES DE CONCERTS :

– 23 et 24 juin 201 : Petit Bain, Paris (Release Party)

A la Gaité Lyrique, Paris :

– 7 octobre 2021 : Sur les traces d’Xpujil par Nova Materia avec Agnès Gayraud
– 18 novembre 2021 : Sur les traces d’Xpujil par Nova Materia avec Gaspar Claus
– 16 décembre 2021 : Sur les traces d’Xpujil par Nova Materia avec Myako
– 20 janvier 2022 : Sur les traces d’Xpujil par Nova Materia avec Cosmic Neman

>>Site de NOVA MATERIA 

Clip “Live at home” (juin 2020) :

SORTIE ALBUM LE 25 JUIN 2021

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