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DELGRES

Delgres @ Flo Sortelle

À la conquête des héros invisibles

Un seul album avait suffi à Delgres pour s’imposer en France. Bien lancés avec Mo Jodi en 2018, le trio continue de révolutionner la scène blues-rock avec la sortie d’un puissant deuxième opus, 4:00 AM. Si l’énergie positive qui les caractérise est inchangée, le propos a, pour sa part, quelques peu évolué. Après avoir mis en lumière les héros oubliés, Delgres part à la conquête des héros invisibilisés. Entrevue.

 

Votre album, initialement prévu pour le 12 mars, est finalement sorti le 9 avril. N’est-ce pas trop frustrant d’avoir dû le décaler ?

Quand on en est aussi loin, non, ce n’est pas trop un problème. On essaye de viser juste, de le sortir à un moment où il peut paraître dans les meilleurs conditions. On fait de notre mieux mais c’est dur à estimer. C’est la situation globale du secteur culturel qui est compliquée !

 

Qu’est-ce quu avait motivé le décalage de la date de sortie ?

La première raison c’était l’arrêt total de toute l’activité artistique. Sortir un album au milieu d’une crise sanitaire immense ça n’avait peut-être pas de sens. Il y a eu aussi des délais de fabrication de vinyles. On voulait peaufiner les derniers détails.

 

À la première écoute, on sent que ce deuxième album est toujours autobiographique ; c’est peut-être même encore plus flagrant et frontal que sur le premier disque. Qu’est-ce qui a motivé ce besoin ?

Pascal Danaë : C’est parce que l’on a changé de période, même si l’on parle toujours des héros. Le premier album traitait des héros oubliés, et de Louis Delgrès en particulier, qui s’était battu et était mort debout pour lutter contre l’esclavage. Là, on parle de héros invisibles, comme mon père, ma mère et plein de gens autour de nous. C’est plus récent puisqu’on est dans les fin des années 50 ou 60 ! C’est pour cela que ça paraît plus direct.

Rafgee : En plus de ça cela se conjugue avec un son qui est lui-même plus frontal !

 

Pour narrer l’autobiographie, vous utilisez trois langues différentes. Le créole, comme pour l’intime, l’anglais pour l’universel et le français pour faire le lien. Les mots viennent-ils naturellement dans une langue ou une autre ?

Pascal Danaë : Les choses les plus intimes viennent en effet souvent en créole. C’est peut-être une manière de m’adresser à ma famille. C’est comme si, dans le même temps, je parlais pour moi et pour tous les Antillais. Dans les chansons plus universelles, on peut se permettre d’être dans une langue plus générique. C’est le cas de « Just vote for me », dans laquelle nous parlons des promesses électorales non-tenues. Ce n’est pas directement lié à ma vie personnelle ou à celle des Antillais. 

Rafgee : Il se trouve aussi que le ton dans cette chanson est différent. C’est beaucoup moins intime, on est plus dans le sarcasme et l’humour. Il y a peut-être moins besoin d’une langue sensible comme le créole.

 

Et le français vient donc faire le lien entre le personnel et l’universel ?

Tout à fait ! Le français c’est aussi un moyen de rappeler qui nous sommes car certains ont tendance à oublier que nous sommes Français. J’ai grandi à Argenteuil, j’ai passé la plus grande partie de ma vie ici. Cette langue est celle que je parle tous les jours. Le français permet de fédérer.

 

D’un point de vue musical, les choses sont toujours abordées de manière joyeuse et dansante. Il y a un côté cathartique et libérateur de toujours voir le positif ?

Oui c’est hyper important pour nous. Le hardblues, le rock, et la musique en général ont ce pouvoir de libérer des angoisses et du stress. De nous aider à tout lâcher. C’est justement pour ça que l’on aime l’écouter fort. On a besoin que le corps prennent le pas sur le cerveau. Aborder des thèmes durs sur une musique qui donne la possibilité de s’en libérer, ça revient à dire « Bonjour, vous avez un grave problème de santé mais nous allons le soigner ! ». (rires) On annonce le diagnostic et le médicament en même temps !

 

J’allais justement ajouter que vos chansons sont comme des blessures que la musique viendrait soigner. On vous le dit souvent ?

Pascal Danaë : Oui, beaucoup de gens nous le disent quand ils écoutent notre musique. Même s’ils ne comprennent pas les paroles, ils comprennent que les thèmes abordés ne sont pas forcément évidents. Il y a une volonté de positiver, de proposer une machine à laver les peines pour qu’on ressorte de là, au moins à zéro ! Prêts à affronter la vie ! (rires) 

Rafgee : Mais c’est d’ailleurs quelque chose d’universel qui existe depuis toujours. La musique a ce don. Le don d’être libérateur, d’enlever un poids. Nous-mêmes quand nous jouons nous nous libérons et cela se ressent certainement.

 

C’est marrant parce qu’il y a un côté libérateur, alors que, dans un même temps, nous nous retrouvons complètement habités par les cuivres.

Pascal Danaë : Totalement ! J’ai toujours trouvé que le sousaphone était libérateur parce qu’il vient de la rue et représente tout un tas de choses que j’adore. Il a une simplicité apparente qui cache une grande noblesse. Il apporte un souffle, que l’on l’emmène vers des mélodies type marching band, ou sur des terrains plus inhabituels et électriques. 

Rafgee : Ce qui est évident avec cet instrument c’est qu’il a aussi un côté vocal. Il apporte des émotions différentes que les cordes par exemple. C’est difficile à expliquer, cela résonne différemment en chacun selon son passé et son histoire. Quant aux autres cuivres ils ne sont pas pensés dès le début, ils viennent se rajouter au fur et à mesure de la composition des morceaux si nous ne ressentons le besoin.

 

Nous sentons justement, au gré des morceaux, que la guitare dobro est un peu le capitaine du navire. C’est réellement elle qui guide les compos ?

Pascal Danaë : On n’est pas nombreux donc il n’y a pas 1000 manières de faire. Soit c’est moi qui initie quelque chose de mon côté à la guitare, soit c’est Raph ou Baptiste qui lancent une mélodie sur laquelle je rajoute la guitare. On ne rajoute jamais d’instruments que l’on ne joue pas vraiment. Il y a donc peu d’éléments et la guitare se retrouve forcément très présente.

Rafgee : Exactement, il y a une ossature guitare, batterie, sousaphone, à laquelle on rajoute très peu de choses !

 

Delgres 1 @ Flo Sortelle

 

J’ai lu que le défi cet album était de mêler écriture instinctive et exercice du studio. Comment cela s’est passé ?

Le choix du studio correspondait déjà à cette envie. La première fois nous avions choisi les studios de La Frette, qui sont très vintage et dans lesquels nous avions tous enregistrés dans la même pièce. Pour ce deuxième album nous avons choisi un studio plus moderne, le studio ICP à Bruxelles, qui comprend plein de salles différentes. Dont une pièce immense remplie de tout un tas de matériel qui ferait rêver n’importe quel musicien. Le fait qu’on aille dans un studio comme celui-ci nous a d’ailleurs encouragé à jouer avec d’autres sonorités.

 

Quelles sont ces nouvelles sonorités ?

Pascal Danaë : En fait, disons que nous restons dans le trio guitare, batterie, sousaphone mais avec plus de possibilités pour chacun d’entre eux.

Rafgee : Par exemple, le sousaphone, nous l’avons passé dans des appareils analogiques qui permettent de changer le son. Le studio était un vrai laboratoire. Ça reste Delgres mais sur lequel on a saupoudrés plein de nouveaux éléments.

 

L’idée de faire une chorale sur le morceau “Libere mwen” est également venue de ce laboratoire ?

Au départ c’était un morceau avec la guitare. J’ai eu cette idée de refrain, peut-être parce que j’étais enfermé ! (rires) Je me suis imaginé un truc très puissant et tribal avec des voix qui planent par-dessus. Puis on s’est dit qu’on avait déjà pas mal de morceaux qui bastonnaient. On a tout enlevé et juste laissé les voix, comme si on était face à une prière dans une église.

 

J’ai l’impression que cet album montre aussi une facette mélancolique, peut-être plus assumée que sur votre premier album. 

Pascal Danaë : C’est le blues qui est par nature mélancolique ! C’est vrai qu’il y a ce truc lancinant, que l’on retrouve aussi dans d’autres styles musicaux comme la folk américaine. Cette mélancolie était déjà là dans le premier album mais elle est peut-être plus mélodique dans ce deuxième. Il y a un côté contemplatif et introspectif.

Rafgee : C’est peut-être aussi la production qui met davantage cette mélancolie en avant. On le voit sur “Ke Aw” par exemple. C’est beaucoup plus lissé, il y a plus de réverb’ et de profondeur.

 

Sur “La penn” aussi !

Oui carrément ! Il y a le bourdon d’un voyage un peu celtique sur celle-ci. C’est d’ailleurs un des seuls morceaux sur lesquels il y a de la harpe. Il y a beaucoup d’éléments qui peuvent raisonner de manière personnelle, nous n’avons pas tous les même émotions face aux morceaux !

 

C’est le pouvoir de la musique… En parlant de voyage, vous avez tourné un superbe clip au milieu des Docks du Havre. Ça fait quelle sensation de jouer au milieu de ces containers ?

Pascal Danaë : On a été très chanceux de pouvoir faire ce clip ! L’envie de jouer au Havre était hyper forte. C’est l’endroit où mon père est arrivé en 1958 et ma mère en 1962. L’endroit dégage une énergie fantastique. On se sentait minuscules.

Rafgee : Puis l’endroit est super graphique. En plus il y a toujours eu cette connotation maritime chez Delgres. Là il y avait tous les éléments plus la force industrielle du lieu !

Pascal Danaë : Gaëtan Châtaignier, le réalisateur, qui avait déjà fait le clip de “Mo Jodi”, a fait un travail fantastique. Il a parfaitement ressenti ce que l’on voulait faire ressortir : les couleurs et cette ambiance nocturne.

 

 

Un an sans concert pour un groupe qui respire autant le live que vous, est-ce que ça impacte l’inspiration et la création ?

C’est sûr que c’est compliqué. L’avantage c’est dès que l’on joue pour des médias, on réalise encore plus à quel point ça nous manque et que personne n’est blasé ! Niveau inspiration, en effet ce n’est pas le meilleur moment, mais, en même temps, on est très pris par la sortie de l’album. Faisons en sorte que cet album ait la meilleure vie possible. Toute forme d’art devient tellement essentielle et politique. Il ne s’agit pas que de sortir un album, c’est bien plus que ça. 

 

>> Le site de Delgres

MATHILDE VOHY

Photos : Florence Sortelle

4:00 AM – [PIAS]

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