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Jeanne Added

Le sacre du printemps

Jeanne Added © Marylène Eytier

Un temps présentée comme l’un des plus beaux espoirs du jazz français, Jeanne Added a frappé d’estoc et de taille les dernières Trans Musicales de Rennes, tombées sous son énergie rock et ses prouesses vocales. Le 1er juin sort Be sensational, son premier album. Tranchant, battant, étincelant comme un cœur sous l’armure.

Des yeux aussi bleus qu’un ciel d’acier, un panache platine ébouriffé et bien sûr, comme toutes les grandes, un petit gabarit. À 34 ans, la Rémoise Jeanne Added s’apprête à rentrer de la plus belle des manières sur la scène française : sabre au clair, presque par effraction. Violoncelliste, formée au chant lyrique, passée par le Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris et la Royal Academy de Londres, elle s’est mise pendant près d’une décennie, au service de différents projets jazz. Ceux des autres. Puis, les siens avec le No Sugar Added Quintet et le trio Yes Is A Pleasant Country.

Vers 2010, avec Linnake (“forteresse” en finnois), groupe post-grunge qu’elle forme avec le batteur Sébastien Brun et le guitariste Julien Desprez, elle commence à donner des coups de pied dans sa chrysalide. “Quand je me suis enfin posée la question de savoir quelle musique je voulais vraiment chanter, j’ai ressenti un violent rejet de la jolie voix, posée et juste, que j’utilisais jusque-là.” Armée de sa basse électrique, elle se met à hurler et à strider pendant les concerts. Sa voix se salit, s’écorche, s’éprouve et se réchauffe dans une musique viscérale, puissante, débridée. “Enregistrer ce premier album, ce n’était pas une rupture, plutôt le fruit d’un long murissement. Je chantais la musique des autres depuis quinze ans. Je ne décidais pas du matériau que j’allais défendre. J’en ai eu marre. En plus, le jazz contemporain reste assez précis et contrôlé tant d’un point de vue des lignes mélodiques que de l’écriture rythmique. J’ai eu besoin de casser tout ça. J’ai réduit ma tessiture ; j’ai simplifié les mélodies et les rythmes jusqu’à l’os. J’avais besoin d’être dans la pure énergie. J’avais besoin d’une musique plus immédiate. Comme un surgissement intérieur. Il fallait que ça soit à la fois moins contrôlé et très fluide. Il me fallait une musique qui se déverse comme de la lave.”

Jeanne Added © Roch ArmandoFin 2013, elle saute le pas. Elle soumet ses premières démos “extrêmement minimales” à Dan Levy, la moitié de The Dø, dont elle a assuré plusieurs premières parties pendant la tournée “Both ways open jaws”. L’accord se fait instinctivement : il s’occupera des arrangements et de la réalisation. S’ensuit un long processus d’allers-retours. Dès que la création de Shake shook shaken le leur permet, ils enregistrent à la campagne. Deux jours ici, trois là, arrachés à leurs agendas bien remplis. “Dan m’a poussée à écouter mon écriture, ses évolutions au fil des mois, comment elle bougeait et se transformait. Au départ, je m’étais autorisée pas mal de lâcher-prise sur les premières démos. Mais, il a fallu recadrer un peu pour rentrer dans les clous des ordinateurs. Il y avait un canevas assez strict avec lequel il a fallu finalement jouer. Ça a été parfois difficile, je dois l’avouer. Il a fallu se battre. Étrangement, alors que j’avais décidé de m’affranchir du jazz et de sa précision, ça m’a appris une concision nouvelle, une autre précision.”

Moins de quarante minutes séparent “A war is coming” et “Suddenly”, ouverture et fermeture de ce premier album qui plonge au cœur de la nuit, celle où les armes et les complots s’aiguisent avant l’aube, celle où les confidences semblent plus aisées, celle où la force et la fragilité dansent le temps d’une trêve. “J’ai failli l’intituler “Night-born”, comme le recueil de nouvelles de Jack London (“La fille de la nuit” en français, ndlr). Cet album est en effet très nocturne. Je l’ai écrit à une période où je vivais beaucoup la nuit. C’est un moment de vie où on se regarde moins faire, où on s’autorise plus, où on se juge peut-être moins. La nuit libère. Paradoxalement, la nuit m’a permis d’avoir moins peur.”

Be sensational est un album de combat, une pudeur en cuirasse. Entre déclaration d’amour et déclaration de guerre. À soi, à l’autre. Aux autres. “Ces chansons disent la foi que j’ai en nous tous, la foi que j’ai dans le pouvoir que nous avons collectivement. Je pense que nous avons du pouvoir et que l’on essaie de nous faire croire que nous n’en avons pas. Si ces chansons sont une déclaration d’amour, c’est alors à notre force. La guerre est à mener essentiellement contre soi, contre ses résignations et ses peurs. Il faut mener cette guerre intérieure pour retrouver notre pouvoir, ce pouvoir d’être au monde et de vivre ensemble.” Dix chansons comme autant de chants de bataille, de théâtres d’opérations. Les drames s’y écrivent entre l’acier des armes et l’or des passions. Les appétits et les craintes s’y fracassent dans une âpre fièvre rythmique. Les désirs y percent les armures.

La guerre est à mener essentiellement contre soi, contre ses résignations et ses peurs.

Ici, la nuit est une veillée d’armes shakespearienne. “Les claviers, un rythme, l’entrée d’une caisse claire, l’apparition d’une mélodie, sa disparition, le texte… chacun de ces éléments a des fonctions et des effets sur l’auditeur, mais aussi sur l’instrumentiste. L’organisation, l’agencement de tous ces éléments créent de la tension, ou du relâchement, ou un sentiment de fluidité, de continuité ou de rupture. Tout ceci procède d’une mise en scène, si on veut. Mais, c’est surtout ma manière de composer. Tous ces éléments ont un impact. Faire entrer une caisse claire sur un afterbeat, ça produit un effet : les spectateurs le ressentent physiquement – moi aussi d’ailleurs puisque je me mets à danser. Il faut pouvoir jouer et jongler avec tous ces éléments, les faire apparaître et disparaître.”

Pendant plus d’un an et demi, Jeanne Added se fait violence, défaisant les uns après les autres, doutes et appréhensions. “Écrire ces chansons, faire cet album, l’enregistrer, après toutes ces années, ça n’a pas été rien pour moi. J’ai eu besoin de tout cet attirail pour que ça sorte. Et c’est assez flippant de se dire que je m’expose pour la première fois, que je suis en première ligne, maintenant. Mais, au-delà de l’album, le véritable endroit où tout se joue vraiment, ce sont les concerts. C’est là où se nouent l’échange et la rencontre, là où les retours sont les plus forts. Je ne peux plus rien changer à l’album. En revanche, sur scène, là, j’ai encore du pouvoir !” C’est d’ailleurs peu dire que sur scène, elle règne. Elle y est comme en son royaume. “Je m’y sens différente. Quand tout se passe bien, c’est comme si tout s’alignait en moi, comme si toutes les strates qui me constituent prenaient sens. Alors, tout sort sans difficulté ni obstacle. Je recherche cet alignement quand je monte sur scène. C’est alors un plaisir fou. C’est un moment que j’adore parce que l’on ne se regarde plus, parce que l’on est complètement présent, dans l’instant de musique. On fait alors totalement corps avec les notes, le son, la musique, le mouvement, l’interprétation des notes, du sens… Tout existe pleinement et plus rien n’existe, en fait. Dans ces moments-là, l’analyse n’existe plus : il n’y a plus que la musique ! Quand ces moments adviennent, c’est très précieux. C’est pour ces moments-là que je fais ce métier.”

Jeanne Added © Roch ArmandoPour défendre “Be sensational”, cette âme batailleuse s’est entourée de deux fines lames : la tumultueuse batteuse Anne Paceo (Rhoda Scott, China Moses, Mélissa Laveaux) et Narumi Hérisson, la claviériste du groupe Tristesse Contemporaine. “Pendant dix ans, j’ai joué exclusivement avec des hommes. C’est sans doute là un contrepied. Mais surtout, ces chansons étant le fruit d’une expression très personnelle, j’avais besoin d’un entre-soi. J’avais besoin que ces chansons soient portées par des femmes. Dès la genèse de l’album, j’avais posé cette envie. C’était trop intime pour être joué par des hommes. J’avais besoin d’un cocon. Je ne voulais pas avoir à gérer les différences de genre, en plus d’avoir à gérer les premiers pas sur scène de ces chansons si personnelles. Je n’ai pas voulu de cette tension supplémentaire. Par ailleurs, je me sens moins concernée quand je vois des concerts entiers avec uniquement des hommes sur scène. À un moment donné, je me dis qu’il manque quelque chose, vraiment – une bonne moitié de l’humanité. Je me dis que ça doit faire du bien à beaucoup de monde, de voir un trio de femmes sur scène.” Les yeux serrés comme des poings, dévisageant la terre, ou grands ouverts vers les étoiles, dans un geste désaltéré d’apaisement, Jeanne Added est sur scène, une sensation. Pas un phénomène de mode, non. Une sensation en soi. Un arc électrique le long de l’échine. Comme Nosfell. L’un comme l’autre ajoutent à la vie une couleur singulière, une lumière propre. Pour le Disquaire Day, ils ont d’ailleurs enregistré deux titres ensemble : “Alive” et “Vivant”. Bon résumé de leur engagement pour la musique, y compris physique. Autres points communs : la danse et Philippe Decouflé. Le chorégraphe a embauché Nosfell pour ses dernières créations Octopus et Contact, et mis en scène la jeune chanteuse dans un récent hommage à David Bowie. “La danse est un mode d’expression qui me convient parfaitement. Parce qu’il faut savoir s’abandonner, s’oublier, se délester des pensées et des sentiments. Le chant, c’est d’abord du corps – d’ailleurs, mon premier professeur de chant, à Reims, était un ancien danseur contemporain. Il ne faut pas oublier que n’importe quel mec qui chantonne se met naturellement à danser. Regardez Mick Jagger : il n’arrête pas de se déhancher ! C’est normal d’utiliser son corps quand on chante. D’ailleurs, si je pouvais faire autre chose, je crois que j’aimerais danser en chantant, carrément dans un spectacle chorégraphique, une sorte de revue !” Jeanne Added ou le défi perpétuel.

Texte : Sylvain Dépée
Photos : Marylène Eytier, Roch Armando

Site de Jeanne Added

Lire l’article dans le Longueur d’Ondes N° 75


Jeanne Added - "Be sensational"Be sensational

Naïve

Entre 1827 et 1846, comme autant d’étoiles et de grâces magnétiques arrachées à sa nuit intérieure, Chopin a composé vingt-et-une nocturnes. Pour Be sensational, Jeanne Added en a écrit dix. Rien de lugubre, ni de crépusculaire. Bien au contraire. Ces audacieux hymnes batailleurs, servis par une voix à couper le souffle, chantés en anglais par pudeur, chevauchent, bride sur le cou, entre pop crépitante (“Back to summer”), fièvre post-punk (“A war is coming”) et Te Deum électro (“Night shame pride”). Écrites à l’os, ces chansons d’amour, qui avancent en armure, fières et enragées, tiennent plus du coup de maître que du coup d’essai. Leur front n’attend que le couronnement.

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