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ALAIN WODRASCKA

« Lettre à Marie »

Alain WodrasckaÉcrivain et parolier, auteur d’une trentaine d’ouvrages sur Alain Souchon et Laurent Voulzy, Serge Gainsbourg, Barbara, Hugues Aufray, Claude Nougaro, Alain Bashung, Renaud, Jacques Brel, Léo Ferré – pour n’en citer que quelques uns – Alain Wodrascka publie son troisième livre sur Marie Laforêt. Cet ouvrage, le plus complet existant à ce jour sur le sujet, explore en profondeur le parcours hors du commun d’une artiste pluridisciplinaire insaisissable, autant femme d’esprit que poète, dont l’humour, la liberté, l’irrévérence et la ferveur ont fasciné et inspiré plusieurs générations. Jeune fille rêveuse, femme fatale mi-fée mi-sorcière, diva, femme amoureuse ivre de sensualité ou ascétique, comédienne, chanteuse, musicienne, auteure, écrivaine : Marie Laforêt a su rendre sublime la moindre bluette pop et servir magnifiquement de grands textes, inventer la world-music avant l’heure, parfois s’égarer aussi, sans que cela n’entache le moins du monde la beauté intemporelle de son univers si singulier.

Alain Wodrascka en livre une interprétation captivante autant qu’émouvante à travers une biographie riche d’informations inédites, étoffées d’analyses qui, si elles relèvent bien souvent du goût personnel de l’auteur contribuent à l’originalité de ce « Long courrier vers l’aurore », pensé comme une lettre à Marie, à cheval entre la biographie traditionnelle, le roman et l’écriture poétique. De nombreux extraits d’interviews et de textes de chansons ponctuent par ailleurs ce portrait au style atypique, conçu avec une liberté qui fait écho à la personnalité de l’artiste.

Vous avez une approche assez particulière de l’exercice biographique, puisque vous considérez cela comme une démarche artistique…

Pour moi, c’est un artiste qui regarde un autre artiste. J’ai eu la chance d’avoir une relation privilégiée avec Claude Nougaro, et nous avons fait un livre ensemble, « Nougaro, souffleur de vers » (Editions Didier Carpentier), qui est sorti en 2002. Il avait dit à la télévision une chose qui m’avait beaucoup touché, à savoir que « pour lui, c’était un échange de reflets, un poète qui regarde un autre poète ». Cette relation-là était particulière, et très intense, mais en règle générale, je me mets sur un pied d’égalité, d’artiste à artiste, même si nos talents ne sont pas au même endroit.

Certains lecteurs pourraient reprocher à votre livre sa subjectivité, et en même temps, c’est aussi quelque chose qui peut complètement en séduire d’autres , car c’est un angle assez peu commun, une biographie personnelle où vous impliquez même des émotions et des souvenirs de votre propre vie…

Déjà, le titre prévient : « Long courrier vers l’aurore »… C’est donc un courrier que je lui adresse, Aurore étant le nom qu’elle se donne dans son livre « Contes et Légendes de ma Vie Privée » (Editions Stock, 1981). Même si je ne raconte pas ma vie mais la sienne, il y a un mélange d’elle et de moi, des choses en commun.

Vous la connaissez personnellement ?

Oui, mais de loin en loin. Nous nous sommes écrit pendant toute une période. J’ai malheureusement perdu toute cette correspondance commencée en 1993 à laquelle je tenais beaucoup, mais il y avait des lettres, beaucoup de cartes pleines d’humour avec des chèvres ou des chats… Nous nous sommes vus de temps en temps jusqu’en 2003. Je me souviens qu’au théâtre, après son triomphe, quand on venait la féliciter elle répondait timidement « Ah oui ? C’était bien tu trouves ? ». C’est un personnage très fragile mais qui, devant un micro, est capable d’être carrément dans le délire et d’attaquer avec l’arme efficace de l’humour son interlocuteur. Mais quand on lui retire le micro, c’est une petite fille fragile… Ca c’est elle. J’ai un souvenir d’une émission de Laurent Ruquier où elle avait en face d’elle Gérard Miller, dans le rôle du déstabilisateur. Avant d’y aller, très tremblante, elle avait bu un petit verre de vin pour se mettre dans l’ambiance, et au moment ou elle s’est retrouvée au micro, avec son humour et son esprit, elle n’en à fait qu’une bouchée. Puis elle a remis ses lunettes noires, à nouveau fragile…

© Marie LaforetAu delà du personnage de Marie Laforêt, on trouve dans votre livre un certain nombre de témoignages et d’enseignements sur le métier de chanteuse, notamment à travers des conseils professionnels qui lui ont été donnés, comme par exemple ceux, remarquables, du compositeur, guitariste et pianiste brésilien Egberto Gismondi. Ce sont de véritables leçons artistiques… Le parallèle est d’ailleurs intéressant avec le fait qu’elle ait joué le rôle de Maria Callas donnant des cours de chant dans la pièce « Master Class ». C’est très rare d’inclure ce type de contenu dans une biographie. Pensez-vous que vous avez fait ce choix particulier parce que vous avez vous-même une activité artistique ?

Sans doute : quand on sait comment ça fonctionne, de chanter, évidemment on n’a pas le même regard. Mais tout cela n’était pas vraiment conscient…

Vous le découvrez parce que je vous pose la question ?

Oui… Pour parler de la séquence de l’émission avec Denise Glaser, j’ai choisi d’inclure cet extrait parce que Marie Laforêt y explique sa façon d’aborder la scène : sans repère, et en sortant des règles de l’art. J’apprécie beaucoup son côté libertaire, anarchiste. Pas dans le sens bakounien ou dans le sens extrême gauche, mais dans le sens « bourgeoise décadente ». C’est quelqu’un qui ne supporte pas les règles, la discipline, l’enseignement. Elle sort des cadres. C’est ce qui m’a beaucoup séduit en elle et qui continue à me séduire. Elle ne se laisse pas enfermer dans quoi que ce soit. Dans cet interview elle parle aussi du fait qu’elle trouve idiot qu’on mette la « chanson forte » au début, une chanson moins forte après… La plupart des artistes de l’époque et encore aujourd’hui fonctionnent toujours avec ces critères poussiéreux du music-hall. Elle voyait aussi la chanson plus comme du théâtre, quelque chose de plus expressif qu’une succession de chansons.


Marie Laforêt et Denise Glaser Discorama 1970 par sylvainsyl

Vu sa maîtrise et sa technique de chanteuse, de musicienne et de comédienne et vu que l’on ne connaît pas bien l’artiste, on lui prête souvent à tort un parcours très académique. C’est assez troublant…

La seule formation qu’on lui connaisse, et qui joue sur tous les domaines, c’est le cours de théâtre de Raymond Rouleau ( comédien, metteur en scène et réalisateur belge), qui lui a transmis la manière d’investir une chanson ou une scène. Je crois qu’elle était fascinée par cet homme. Mais, elle-même a su comment exploiter merveilleusement, et avec beaucoup d’intelligence cet enseignement. Je pense qu’il lui a révélé une façon de faire, mais qu’elle avait déjà en elle les atouts pour interpréter de cette façon-là. Car c’est tout de même une interprète hors-norme. Quand les chansons n’étaient pas d’elle, les auteurs et les compositeurs étaient toujours impatients de découvrir ce qu’elle allait faire, et surpris dans le bon sens par son interprétation. Son répertoire est complètement hybride et hétéroclite. Il y a des choses fantastiques et des choses moyennes, et même carrément nulles. Pour moi, c’est la plus grande interprète de sa génération, car aucune autre, même Barbara, n’a pu interpréter des personnages aussi contrastés. Elle peut être une adolescente, une anglaise, une allemande, une vieillarde, quelqu’un qui éclate de rire ou qui pleure… Et sa palette de voix est aussi variée que son répertoire, ce qui est très surprenant. Et même quand elle chante une mauvaise chanson populaire, elle arrive toujours à trouver quelque chose qui sort du commun. La chanson « Viens, Viens », dont elle s’est moquée quand on lui a soumis, devient extraordinaire par son interprétation. Si on imagine cette chanson chantée par Céline Dion, elle serait terrifiante de vulgarité alors que là, c’est comme une montée d’orgasme, une folie. Cette chanson a été enregistrée après qu’elle ait été virée par CBS qui trouvaient ses chansons trop compliquées et pas assez commerciales. Elle avait été très vexée et dégoutée par le public français qu’elle trouvait peu mélomane. Son état d’esprit était alors assez cynique. Elle s’est donc moquée du monde pendant cinq ans, mais avec classe…

En parlant d’orgasme, votre livre comporte un certain nombre de références sexuelles et anatomiques telles que « liquide amniotique », « écriture clitoridienne »…

C’est elle qui à employé l’expression « écriture clitoridienne », pas moi ! Ce qu’elle entend par là, c’est « écrire trois pages pour dire : je vais ouvrir la porte ». C’est une écriture qui fait plaisir à l’auteur, qui a quelque chose de mastubatoire. Dans certaines de ses chansons, elle n’a rien à dire, c’est seulement un agencement de mots qui sont agréables à entendre. Elle est capable de le faire, car c’est une grande auteure, un vrai écrivain. Elle parle de l’enregistrement de ses disques en ces termes : « par jouissances successives dans le bocal des studios ». Tout en étant une catholique convaincue, elle ramène toujours tout à cela et emploie très souvent un langage licencieux. Tous les contrastes sont là ! Quand elle signe son contrat en 1975 avec Sonopresse, elle est avec Pierre Cornette de Saint-Cyr – qui m’a relaté l’histoire – et toute une tablée de gens très officiels et bourgeois quand au moment de signer elle lance « C’est très bien ce contrat, mais qu’est-ce que vous avez prévu pour ma vie sexuelle ? ». Cela fait partie de son personnage et de ses obsessions, en tout cas pour ce qui est de l’impertinence et du bon mot. Pour le reste, je ne sais pas !

Le nombre de chansons anticléricales qu’elle a interprété, et ou les religieux sont tournés en dérision comme dans « Le moine » peut aussi un peu surprendre…

Ca ne me semble pas contradictoire parce que la religion catholique se moque d’elle-même. Cela fait partie de son fonctionnement. Les chansons paillardes ont été écrites par des catholiques pour se « venger » d’un rite qu’ils suivaient.

Toujours dans le registre des contrastes, il y a chez Marie Laforêt à la fois beaucoup de sophistication, mais aussi un côté très « nature », et un fort rapport à celle-ci. Elle est très présente dans ses chansons.

Est-elle sophistiquée quand elle chante les chansons qu’elle a écrites elle-même ? Je n’en suis pas sûr. C’est peut-être quelque chose qui va avec l’interprétation de certains titres. Elle hésite toujours entre la femme mondaine et la femme très naturelle. Elle est plusieurs choses à la fois.

Ce besoin et ce droit d’« être plusieurs choses à la fois » aura un impact très important sur les liens entre un artiste et son label en France car elle est à l’origine, suite au procès qu’elle à intenté à CBS en 1970 et gagné des années plus tard, du « droit de l’artiste à l’évolution artistique », ce qui n’existait pas auparavant…

En 70, elle se fait congédier par CBS qui attendait d’elle qu’elle continue à chanter des titres dans la même veine que « Les vendanges de l’amour » alors qu’elle allait dans une toute autre direction, travaillant avec des musiciens brésiliens, faisant de la world-music avant l’heure. Elle intente alors un procès. Si elle a néanmoins abandonné ensuite cette direction artistique pour se diriger vers un répertoire plus commercial, c’est parce que c’est quelqu’un de fragile, et qui, à ce moment-là, n’y croit plus. Elle dit d’ailleurs d’elle-même à cette période de découragement « être devenue le proxénète de Marie Laforêt ». Encore une fois, une expression à connotation sexuelle… Malgré tout, elle a effectivement permis aux autres artistes d’avoir ce droit à l’évolution artistique. Ca a donc été important, sa démarche.

© ALAIN WODRASCKAMême si elle est peu présente aujourd’hui, elle demeure néanmoins mythique. Quelles sont les fondations de ce mythe, d’après vous ?

Je crois qu’elle est inscrite dans l’inconscient collectif par sa beauté, sa voix, son côté un peu inaccessible, fascinant et insaisissable, même si son image est un peu brouillée depuis quelques années, et que certaines personnes qui ne l’apprécient pas particulièrement pensent que c’est quelqu’un de complètement cinglé. Néanmoins, il y a un respect général qui commence à apparaître. Elle est appréciée par des gens qui aiment Mireille Mathieu comme par des lecteurs de Télérama, qui avait sponsorisé « Master Class ». C’est quelqu’un d’inclassable, qui a un univers dans lequel on ne s’ennuie jamais puisqu’on trouve de tout. Quand on est passionné par un artiste, on se lasse de trouver toujours les mêmes choses, toujours le même sillon qui est creusé. Chez elle, c’est très varié, il y a plusieurs domaines artistiques investis, et dans ces domaines on trouve encore plusieurs registres… De plus c’est un personnage, une femme très drôle, intelligente, spirituelle et très cultivée. C’est aussi quelqu’un qui, dès le début de sa carrière, a montré aux gens les ficelles du métier sans faux-semblants. Quand elle avait joué dans « Les morfalous » avec Belmondo, elle avait déclaré dans une émission : « J’ai accepté de faire ce film hautement psychologique parce que j’ai besoin de faire repeindre ma galerie d’art ». C’est quelque chose d’inimaginable dans ce métier. Sur un plateau télé, c’est une soirée garantie ! Il n’y a pas dix-mille artistes comme elle : Jeanne Moreau est éblouissante, mais elle fait du Jeanne Moreau. Marie Laforêt, c’est une fantasque, pas une carriériste. Elle est libre, elle va partout et avec elle, on peut s’attendre à tout. C’est une ensorceleuse, qui arrive à transformer sa souffrance en quelque chose d’extraordinaire, à en faire une matière créatrice qui bouleverse les autres. On ne peut pas s’inventer comme ça, soit on ensorcelle, soit on n’ensorcelle pas. Et quelqu’un qui sait le faire, peut le faire avec très peu de choses. C’est un peu du théâtre chanté. Elle ne chante pas de façon « correcte », ni dans la norme, quand elle chante dans les graves, elle a une voix très rauque, très nasale, il y a un cri derrière ça. Ca, ça ne s’apprend pas. Ce livre, c’est un peu mon combat pour la défendre : comme elle, elle s’en fiche, il faut qu’il y ait quelqu’un pour le faire !

MARIE VUE PAR PATRICE HERR SANG

Patrice Herr Sang est co-fondateur du fanzine culte New Wave (http://nyarknyark.fr/spip.php?article5) et auteur de “Les Lolitas” (La Musardine, 2001) et de “L’Abécédaire des lolitas” (Rouge Profond, 2013), ouvrages de référence sur le thème. Organisateur d’évènements culturels détonants depuis les années 80, il est co-gérant du vidéo club et librairie “Hors Circuits” (http://www.horscircuits.com/) , spécialisée dans les films rares, inclassables ou introuvables, et proposant des rencontres avec des auteurs et cinéastes.
« J’ai découvert Marie Laforêt très jeune puisque ce fût à la suite de sa reprise de la chanson de Bob Dylan « Blowing in the Wind » dans les années 60. Comment ne pas tomber sous le charme de cette “fille aux yeux d’or” qui, lors de ses apparitions télévisuelles de l’époque, apparaissait tout à la fois libre, énergique et subversive, icône des révoltes soixante-huitardes ? Au fil des années, elle accumula des reprises ou des créations, toutes plus ensorcelantes, de « House of Rising Sun » à « Katy Cruelle », en passant par « Ivan, Boris et moi », « Viens sur la montagne », « Le lit de Lola » ou « Il a Neigé sur Yesterday ». Elle eût cet impact que l’on retrouvera en plein boom punk chez Kate Bush, celui d’une femme qui, bien que par une démarche artistique différente, développa une ambiance qui séduisit les rockers des années 60 comme ceux des années punk. »

Texte : France de Griessen

« Marie Laforêt – Long courrier vers l’aurore » d’Alain Wodrascka, Mustang Editions, préface de Nilda Fernandez www.mustangeditions.com

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